1910 – Merton Park – près de Wimbledon – Angleterre.

Dans le jardin des Bateson, John, 12 ans, Martin, 11 ans et leur petit frère Gregory, 6 ans, consacrent le plus clair de leur temps à la collecte d’insectes, tandis que leurs parents sont occupés à des expériences d’hybridation de pois et de poulets. Le père, William Bateson, biologiste de renom, est l’ami du philosophe Alfred Whitehead, qui est en train d’écrire à l’époque avec son ancien élève Bertrand Russell Principia Mathematica, ouvrage qui fit date dans le domaine de la logique mathématique et qui influença beaucoup la pensée de Gregory Bateson. Chaque matin, au petit déjeuner, William lit à ses fils des passages de la Bible pour qu’ils ne deviennent pas des « athées incultes ». Il les initie aux œuvres de Shakespeare, de Samuel Butler et de William Blake, car s’il les destine, comme lui, à des carrières scientifiques, il considère que :

« S’il n’y avait pas eu de poètes, il n’y aurait pas eu de problèmes, car assurément, les scientifiques illettrés d’aujourd’hui ne les auraient jamais trouvés. » 1

Le plus jeune des garçons, issu d’une grossesse non désirée, et considéré comme moins intelligent que ses frères, vit en périphérie de la famille. Son père l’a appelé Gregory en mémoire du célèbre moine généticien Gregor Mendel. La jeunesse de Gregory Bateson va être marquée par la mort violente de ses deux frères. En 1918, un obus allemand explose aux pieds de John, le tuant sur le coup, et Martin se suicide d’une balle dans la tête en 1922, le jour de l’anniversaire de son frère aîné. A ce moment-là, pour la première fois, toute l’attention des parents Bateson se tourne vers Gregory, qui commence ses études de zoologie au St John’s College de Cambridge. Fidèle à la tradition familiale, Gregory remplit alors sa chambre de centaines d’escargots, dans des boites, et se passionne pour l’œuvre du poète William Blake.

St. John's College

St. John’s College – Cambridge

A cette époque, William, qui travaille sur les anomalies dans les couleurs des plumes de certaines perdrix, implique Gregory dans son travail. C’est à cette occasion que Gregory a l’opportunité d’accompagner un millionnaire dans son voyage aux Galápagos en tant que biologiste, pour l’aider à identifier les différentes espèces locales d’oiseaux et de poissons. De retour à Cambridge en 1925, déçu par son voyage, Gregory décide d’abandonner la zoologie et d’explorer un nouveau domaine, dans lequel il ne sera plus « le fils de » : l’anthropologie. Mais il est rapidement déçu par l’enseignement de son professeur, Alfred C. Haddon et par les théories d’autres anthropologues en vue de l’époque, comme Bronislaw Malinowski. Dans une lettre à un ami, il écrit :

« Il est terrible de voir à quel point les fondements sur lesquels repose l’anthropologie sont fragiles, et il sera tellement plus difficile d’absorber les faits, puisqu’il n’y a aucune structure théorique à laquelle les rattacher. » 1

En 1927, Bateson est envoyé par Haddon en Nouvelle Guinée. Le jeune anthropologue a accepté cette mission car il cherche surtout à échapper à l’emprise de sa mère, Béatrice, qui est devenue très possessive avec lui depuis la mort de son époux William. En chemin, il rencontre l’anthropologue Alfred Radcliffe-Brown et s’enthousiasme de sa façon d’utiliser une métaphore biologique pour décrire la culture. Entre 1927 et 1930, Bateson enchaîne une série d’expériences de terrain très décevantes dans diverses cultures de Papouasie-Nouvelle-Guinée : les Baining, les Sulka et enfin les Iatmul. Bateson mesure la taille du crâne d’un des autochtones avec un pied à coulisse, comme on lui a appris à faire à Cambridge, mais lorsqu’un villageois lui demande ce qu’il est en train de faire, ne trouvant pas de réponse satisfaisante à lui donner, il abandonne cette technique… Souvent, les habitants l’entraînent loin du village, et à son retour il se rend compte que des cérémonies importantes ont eu lieu en son absence. Bateson se rend compte que ses méthodes d’investigation laissent cruellement à désirer.

En 1932, alors qu’il a repris son travail chez les Iatmul, un peuple de chasseurs de têtes qui habite les abords marécageux de la rivière Sepik, Bateson reçoit la visite d’un couple d’anthropologues aussi épuisés et découragés que lui : l’américaine Margaret Mead et le néo-zélandais Reo Fortune. Après quelques moments d’échanges enthousiastes, une rivalité émerge entre les deux hommes, tant au niveau professionnel que personnel : pour Margaret… que Bateson finira par épouser.

Margaret est intéressée par les processus sociaux de différenciation des sexes au sein des cultures. Et justement, chez les Iatmul, il existe une cérémonie, le Naven, qui dramatise les rôles masculins et féminins – en les inversant. C’est à cette cérémonie que Bateson consacrera son premier ouvrage : Naven. Dans ce livre, il commence notamment à développer son regard interactionnel, considérant que, pour donner du sens aux comportements observés :

« Nous devons considérer, non seulement les réactions de A au comportement de B, mais nous devons poursuivre en considérant comment elles affectent les comportements suivants de B, et l’effet de ces derniers sur A. » 2

Bateson, Mead et Fortune

G. Bateson, M. Mead et R. Fortune

En 1936, Bateson et Mead se marient et commencent à explorer un nouveau terrain anthropologique à Bali. Margaret prend des notes et Gregory filme et photographie. Après deux mois à tourner un film, Transe et danse à Bali, ils se rendent dans un village de montagne, où ils passent près de deux ans. Si la splendeur naturelle de l’île enchante Bateson, il est bien moins enthousiaste à propos de ses habitants. Il décrit chez eux une sorte de « platitude triste et impénétrable ». Au printemps 1939, le couple d’anthropologues arrive à New-York, alors que Margaret est enceinte de leur fille, Mary Catherine. Ils s’attaquent à leur matériel vidéo et photographique. Le résultat de leur travail sera une monographie innovante : Balinese Character : A photographic Analysis, un ouvrage qui propose :

« Une nouvelle méthode pour exprimer les relations intangibles entre différents types de comportements culturellement standardisés en plaçant côte-à-côte différentes images pertinentes les unes par rapport aux autres. » 3

Mead et Bateson

Margaret Mead et Gregory Bateson

A New-York, Mead et Bateson se portent volontaires pour développer des méthodes pour « sauvegarder le moral » des alliés. Dans le cadre de ce travail, Bateson compare les relations complémentaires au sein des familles américaines et anglaises pour en tirer certaines généralisations sur le caractère national. A cette époque, il effectue également l’analyse du film de propagande nazie Hitlerjunge Quex, première tentative d’appliquer les techniques anthropologiques à un film. En 1942, Bateson et Mead participent à une conférence organisée par la Fondation Macy, consacrée principalement à la question de l’hypnose. Milton H. Erickson, spécialiste de cette question, y a été invité par le psychanalyste Lawrence S. Kubie. Un physiologiste mexicain, Arturo Rosenblueth, qui participe à la rencontre, leur parle de l’article sur lequel il est en train de travailler avec Norbert Wiener et Julian Bigelow, article qui posera les bases de la cybernétique, en introduisant notamment la notion de « feedback » :

« La notion de feedback signifie que le comportement d’un objet est contrôlé par la marge d’erreur dans laquelle il se trouve à un moment donné en référence à un objectif relativement spécifique. » 4

En 1943, Bateson est envoyé en Asie du sud-est où il passe vingt mois pour le compte de l’OSS. Il y accomplit très peu, mis à part un projet visant à discréditer la propagande japonaise :

« Nous écoutions les absurdités de l’ennemi et nous prétendions être une radio japonaise officielle. Chaque jour, nous exagérions simplement ce que l’ennemi racontait aux populations. » 1

Entre 1946 et 1953, de retour aux États-Unis, Bateson et Mead participent avec d’autres participants prestigieux tels John von Neumann, Heinz von Foerster, William Ross Ashby, Wiener, Rosenblueth, Bigelow et Kubie, aux dix Conférences Macy sur la cybernétique. Pour Bateson, la cybernétique est le début d’ :

« une théorie générale sur le processus et le changement, sur l’adaptation et la pathologie ; et en termes de théorie générale, nous devons réexaminer tout ce que nous croyions savoir sur les organismes, les sociétés, les familles, les relations personnelles, les systèmes écologiques, les servomécanismes etc… » 5

Bateson enseigne l’anthropologie à la New School for Social Research de New-York puis à Harvard jusqu’en 1949, date à laquelle il est engagé par le psychiatre Jurgen Ruesch, qui travaille à la clinique neuropsychiatrique de Langley Porter à San Francisco. Ruesch et Bateson étudient la communication au sein d’une tribu appelée « les psychiatres » en appliquant les techniques anthropologiques de terrain. En 1950, Bateson et Mead divorcent. L’année suivante, Bateson épouse Betty Sumner, la secrétaire du projet, avec qui il aura un fils, John. La même année Ruesch et lui publient Communication : the social matrix of psychiatry. Dans cet ouvrage, Bateson reprend notamment les notions d’information et d’entropie :

« Wiener a expliqué que le concept « d’information » et le concept « d’entropie négative » sont synonymes et cette proposition, à notre avis, marque le plus grand changement dans la pensée humaine depuis l’époque de Platon et d’Aristote : elle établit une liaison entre les sciences de la nature et les sciences humaines et finalement elle explique les questions de téléologie et la dichotomie corps-esprit dont la pensée occidentale a hérité de l’Athènes classique. » 5

Bateson et Mary Catherine

Gregory Bateson et sa fille Mary-Catherine

Avec l’aide de Ruesch, Bateson obtient un poste au Veterans Administration Hospital de Menlo Park, près de Palo Alto, où il dispose d’une très grande marge de manœuvre de la part de son directeur, John Prusmack. Il part alors à la recherche de fonds pour financer un projet sur « l’étude de l’effet des paradoxes de l’abstraction dans la communication humaine », le fameux « projet Bateson ». En 1952, il rencontre le président de la fondation Rockefeller, Chester Barnard, qui a été fasciné par la lecture de Naven. Du coup, Barnard accepte immédiatement de les subventionner :

« Je ne sais pas ce que vous allez faire, ni ce que vous allez trouver. Si je le savais il n’y aurait aucun sens à vous donner cet argent. N’est-ce pas ? De combien avez-vous besoin ? » 1

Bateson propose à John H. Weakland de travailler pour lui et ils sont rapidement rejoints par l’étudiant en communication Jay Haley et par le psychiatre William Fry, puis par le psychiatre Don D. Jackson. Bateson laisse une grande liberté aux membres du projet, pour étudier ce qu’ils veulent, à condition que cela concerne l’effet des paradoxes dans la communication. Fry étudie l’humour, Bateson la communication animale : les singes et les loutres marines au zoo de San Francisco, qui font comme si elles se battaient, mais sont capables de se communiquer l’information : « ceci est un jeu ». Il se rend à San Rafael pour étudier la communication entre les chiens d’aveugles et les professionnels qui les dressent et s’intéresse au fait que le dresseur envoie souvent des messages contradictoires à son chien. Faisant référence à cette époque, Weakland raconte :

« Avec Bateson, nous étions dans un environnement dans lequel nous n’étions pas pressés d’arriver quelque part. » 6

En avril 1954, Bateson et son équipe n’ont encore rien produit de concret et leur bourse n’est pas renouvelée. Bateson sollicite alors l’aide de Norbert Wiener et partage avec lui certaines hypothèses concernant le rôle des paradoxes dans la communication des familles d’enfants dits « schizophrènes ». Certaines des questions que se pose l’équipe à l’époque sont : Est-il possible de rendre un enfant schizophrène ? Et si oui, comment ? Six mois plus tard, ils obtiennent une nouvelle bourse de deux ans de la part de la fondation Macy, pour étudier la communication au sein de familles de « schizophrènes ». Sous la pression de Jackson, et en dépit des réticences de Bateson, qui considère cette initiative prématurée, l’équipe publie en 1956 un point de situation de leurs travaux sous la forme de l’article devenu célèbre, « Vers une théorie de la schizophrénie », dans lequel ils font notamment l’hypothèse d’une étiologie interactionnelle de la « schizophrénie ».

Gregory Bateson

Gregory Bateson

Suite au succès rencontré par l’article, le projet s’oriente vers l’application de ces hypothèses à la psychothérapie, sujet vis-à-vis duquel, préférant toujours la posture de l’anthropologue à celle du clinicien, Bateson fut toujours très méfiant. Il raconte notamment comment il ne parvint pas à trouver de réponse satisfaisante à l’un des patients qu’il suivait dans le cadre de son travail au VA de Menlo Park lorsqu’il lui déclara :

« Bateson, vous voulez que je vienne vivre dans votre monde… J’y ai vécu de 1920 à 1943, et je n’aime pas ça ! » 1

C’est notamment pour ces raisons que, lorsque Jackson lui propose que son projet sur les paradoxes soit inclus dans les activités du Mental Research Institute, qu’il vient de créer, Bateson refuse. A partir de cette époque, les intérêts de Bateson et ceux du MRI vont de plus en plus diverger. Bien des années plus tard, Bateson confie à son ami John H. Weakland :

« Bien que je me sois occupé de plusieurs patients schizophrènes, je n’ai jamais été intéressé par eux, même d’un point de vue intellectuel. Il en va de même pour ce qui est de mon travail avec les indigènes de Nouvelle-Guinée et de Bali. Mon centre d’intérêt s’est toujours situé au niveau des principes généraux qui étaient illustrés ou exemplifiés par les données. » 7

En 1960, Bateson se lance dans un projet d’étude de la communication chez les pieuvres, se posant la question de savoir comment les pieuvres apprennent à communiquer, puisque leur mère les abandonne dès le moment où leur œuf a éclot. Après avoir obtenu l’autorisation d’installer ses grands aquariums dans la morgue de l’hôpital, il finit par les installer dans son salon, pour pouvoir les observer plus à son aise… Bateson est aidé dans son projet par Lois Cammack, une jeune travailleuse sociale qui deviendra Lois Bateson en 1961. En 1962, le « projet Bateson » prend fin avec la publication par Bateson du témoignage autobiographique de John Thomas Perceval, fils d’un premier ministre britannique assassiné, sous le titre de Perceval le fou : autobiographie d’un schizophrène.

Bateson accepte l’offre de John Lilly d’aller étudier la communication chez les dauphins à St. Thomas dans les Caraïbes, où il arrive pendant l’été 1963. Les conditions de travail sont très difficiles, et le rôle d’administrateur ne convient pas du tout à Bateson. En outre, les pieuvres locales survivent très mal en aquarium. En 1965, les subsides qui permettent le fonctionnement du centre ne sont pas renouvelées et Bateson part pour Hawaï rejoindre Taylor Pryor, un jeune biologiste marin, qui vient d’ouvrir un centre d’étude des cétacés à Waimanalo, où il restera 7 ans. En 1969, naît sa fille Nora.

Bateson et sa fille Nora

Gregory Bateson et sa fille Nora

Bateson est invité à de nombreuses conférences, aux États-Unis et en Europe, dans lesquelles il partage ses réflexions épistémologiques et leurs conséquences écologiques. Dans l’une de ces conférences, Forme, substance et différence, donnée en 1970, il cite William Blake, qui considérait qu’ « une larme est une chose intellectuelle », et déclare :

« Toute tentative visant à séparer l’intellect de l’émotion me paraît monstrueuse. De même que je prétends qu’il est tout aussi monstrueux – et dangereux – de vouloir séparer l’esprit interne de l’esprit externe. Ou bien de séparer l’esprit du corps. » 8

Bateson publie en 1971 un recueil de ses articles : Vers une Ecologie de l’Esprit, qui lui attire de nombreux admirateurs. A cette époque, il enseigne l’anthropologie à l’Université de Hawaï et reçoit régulièrement la visite de l’éthologue Konrad Lorenz. En 1972, Bateson retourne en Californie et commence à enseigner au Kresge College de l’Université de Santa Cruz, lieu actuel des « archives Bateson ».

Gregory Bateson en 1975

En 1978, on doit l’opérer pour un cancer du poumon et Bateson part vivre à l’Institut Esalen à Big Sur, sur la côte californienne, fer de lance du mouvement alternatif du « développement humain ». En août de cette année-là, il rend pour la dernière fois visite à Margaret Mead, qui meurt quelques mois plus tard. L’année suivante, il publie La nature et la pensée. Bateson commence à travailler à son prochain ouvrage, La peur des anges, qui sera finalisé et publié de façon posthume par sa fille Mary-Catherine.

Gregory Bateson meurt d’une pneumonie le 4 juillet 1980, entouré de ses proches, à la maison d’hôtes du Centre Zen de San Francisco.

Penseur transversal, esprit profond et complexe, souvent insaisissable, capable de relier entre elles des considérations écologiques, sociales, biologiques, épistémologiques, communicationnelles, anthropologiques, cybernétiques ou esthétiques, Bateson aimait à proposer à ses étudiants des questions susceptibles de les faire réfléchir. Nous souhaiterions conclure cette courte biographie avec la fameuse question qu’il posa aux psychiatres du Veterans Administration Hospital auxquels il enseignait dans les années 50 :

« Une mère récompense son fils d’une glace à chaque fois qu’il mange ses épinards. Question : quelle information supplémentaire nous est nécessaire pour que nous soyons en mesure de prévoir si l’enfant est amené : a) à aimer ou à détester les épinards ; b) à aimer ou à détester la glace ; c) à aimer ou à détester sa mère ? » 9

Un article de Guillaume Delannoy

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