À partir des années 50 et 60, les pionniers de ce qu’on appelle aujourd’hui « la thérapie brève » ont commencé à expérimenter des façons de penser et de pratiquer la thérapie qui heurtaient les idées, les théories et les pratiques communément admises dans le champ clinique à leur époque. L’expression « thérapie brève » faisait alors figure d’oxymore, tant il était admis qu’une thérapie digne de ce nom se devait d’être une entreprise au long cours si elle visait un travail « en profondeur » et un changement durable…
L’idée qu’un thérapeute puisse, par ses interventions, faire émerger un changement rapide et durable a mis beaucoup de temps à être acceptée au sein de notre culture, et elle n’est probablement pas encore tout à fait admise. Mais il ne s’agit, de loin, pas là de la seule transgression proposée par le modèle de Palo Alto vis-à-vis d’une pratique plus « orthodoxe » de la thérapie.
Pour n’en citer que quelques-unes, parmi les plus importantes[1] :
- S’autoriser à travailler avec les proches du patient pour l’aider à résoudre son problème[2];
- Renoncer à la recherche des prétendues « causes profondes » passées, enfouies ou refoulées, pour privilégier un travail sur les manifestations actuelles et observables du problème.
- Considérer que toute prétendue connaissance de soi – ou de l’autre – n’est jamais qu’une construction, qu’une autotromperie, plus ou moins utile pour la personne, et ne peut donc jamais être considérée comme « vraie » ou « fausse »…
- Ne pas considérer que la solution viendra nécessairement de la personne elle-même, et donc s’autoriser à être injonctif.
- Pratiquer la manipulation, à la manière d’Erickson[3], se muer en thérapeute caméléon et renoncer à l’idéal d’authenticité dans la communication.
- Considérer l’inconscient comme une ressource, comme un réservoir de possibilités, et non plus, comme l’avait fait Freud, comme le lieu pathologique de tous nos refoulements[4].
- Ne pas s’intéresser aux prétendues « pathologies » des patients mais à ce sur quoi l’intervenant va pouvoir s’appuyer pour faire évoluer leur situation.
- Enfin, se focaliser sur l’interaction plus que sur les individus, pris isolément, avec leurs soi-disant caractéristiques et problématiques « intrinsèques » …
Et c’est sans doute surtout là la différence qui fait le plus de différence en termes de regard et de pratique thérapeutiques, comme j’aimerais l’illustrer dans cet article à travers quatre vignettes cliniques.
Il sera d’abord question d’un jeune homme de 19 ans, déscolarisé, qui souffre d’anxiété et de terribles maux de ventre. Nous parlerons ensuite d’une septuagénaire qui se plaint de pensées obsessionnelles à propos de sa sœur, pensées qui nourrissent chez elle une anxiété chronique. Le troisième cas concernera un jeune de 15 ans souffrant d’obésité morbide, placé dans un foyer pour adolescents en raison de sa « toute puissance » et de sa violence. Enfin, nous évoquerons un jeune de 12 ans, qui souffre d’angoisses de mort et d’isolement social…
M, 19 ans, est déscolarisé depuis plusieurs mois. Il va très mal et dit ne rien pouvoir faire en raison de terribles maux de ventre… Il est le 2ème fils d’une fratrie de 4 enfants, dont les parents traversent une séparation extrêmement difficile. M vit chez son père. Ce dernier, entrepreneur dans le bâtiment, s’inquiète beaucoup de l’état de son fils… Le père a emmené M consulter de nombreux médecins, qui sont unanimes : les douleurs dont souffre le jeune homme sont d’origine psychosomatique… la séparation avec la mère est vraiment difficile pour M, mais il ne souffre clairement d’aucune « maladie ». Ses maux de ventre, son abattement, sont attribuables à des causes « émotionnelles ». Le papa essaie de pousser M vers un retour à l’école ou vers toute autre forme d’activité, il lui dit qu’il n’a rien, que c’est dans sa tête, qu’il doit se bouger, s’activer s’il veut aller mieux… Face à ces exhortations répétées, M se replie toujours plus dans sa chambre, exprime toujours plus de maux de ventre, se lève de plus en plus tard… En même temps le papa gâte beaucoup son fils, car il voit qu’il va de plus en plus mal et aussi parce qu’il culpabilise de toutes les conséquences pénibles que la séparation fait subir à M…
Petit à petit, M se mure de plus en plus dans le silence, il coupe toute communication avec son père, qui insiste maintenant, en vain, pour l’amener à consulter un thérapeute. C’est donc le papa qui finit par consulter lui-même une thérapeute, ne sachant plus comment faire pour aider son fils à sortir de cette situation délétère.
Pour la thérapeute, le père est donc la seule porte d’entrée dans la situation problématique, puisque M, convaincu qu’il souffre d’une maladie « physique » qui n’a pas encore pu être diagnostiquée, refuse obstinément de consulter un « psy », un « hypnothérapeute », ou tout autre professionnel de la relation d’aide, et que la mère de M, en conflit ouvert avec le père, refuse catégoriquement de s’impliquer dans une démarche initiée par son futur ex-mari.
Dans une situation de ce type, la thérapeute n’a pas d’autre option que de s’appuyer sur la relation entre le père et le fils si elle veut avoir la moindre chance d’avoir une influence sur le mal-être du jeune… Elle examine donc les tentatives de solution du père, dans le but de modifier l’interaction en amenant le père à se repositionner différemment avec son fils.
Dans l’interaction actuelle, plus le fils dit être en difficulté, plus le père minimise la « réalité » de ses troubles, le pousse et l’exhorte, et plus en réaction le fils va mal et s’éloigne de son père, etc… Le comportement de l’un déclenchant le comportement de l’autre, dans un processus de rétroaction par feedback positif qui maintient le problème…
La thérapeute commence donc par essayer d’amener le père à arrêter de minimiser la souffrance de son fils. « Vous êtes rassuré, lui dit-elle, sur le fait que sur le plan médical il n’y a rien, mais quand on dit à M qu’il n’a rien, ça le rend plus anxieux, car lui a la perception qu’il a quelque chose. Du coup, il ne peut plus vous parler, il ne se sent pas compris, et il se renferme de plus en plus… » Elle invite donc le père à tenir à son fils le discours suivant : « Les médecins n’ont pas trouvé ce qui ne va pas chez toi, mais moi je vois que tu souffres énormément et que tu n’es pas capable de faire plus pour le moment… » Elle l’invite également à arrêter de solliciter A « pour son bien », mais de plutôt commencer à lui demander de l’aide pour lui-même : « Je sais que tu ne vas pas bien et je n’ose pas te le demander… mais est-ce que tu pourrais aller chercher ta sœur après son cours d’arts martiaux ? » Et M va chercher sa petite sœur… « Je ne sais pas comment tu vas aujourd’hui, mais j’ai un super problème au travail… J’imagine que tu ne pourras probablement pas le faire, mais je te demande au cas où… » M commence alors à se tester et à faire de plus en plus de choses… il commence peu à peu à travailler avec son père et finit par rénover un appartement avec lui…
Les maux de ventre ont progressivement disparu, alors que la relation entre père et fils, au départ très complémentaire, évoluait vers davantage de symétrie. Au lieu de lui donner beaucoup, en position haute, tandis que son fils, intimidé, recevait en position basse, le père a commencé à moins « gâter » M et a continué à lui demander de l’aide : « Je ne peux pas te donner une voiture, par contre ton grand père a une vieille voiture qu’il faudrait aller chercher et réparer… Et j’aurais peut-être un studio dans lequel tu pourrais t’installer, mais il y a tant de travaux à y faire et je n’y arriverai pas seul… »
Dans cette situation où M n’était pas un candidat pour l’hypnose médicale, la thérapie brève, par cette approche de « thérapie indirecte » a été extrêmement utile, et a permis au père de ne plus voir son fils à la dérive et au jeune de commencer à affronter les choses et à gagner en confiance…
Passons maintenant à N, septuagénaire, qui a, depuis l’enfance, toujours été extrêmement jalouse de sa sœur adoptive, qui lui a, explique-t-elle, « volé ses parents ». Depuis qu’elle est devenue mère, N a aussi eu le sentiment que sa sœur lui volait une part importante de l’amour de sa propre fille, et, récemment, depuis que cette dernière est enceinte, N vit dans l’angoisse permanente que sa sœur lui vole bientôt l’amour de sa petite fille. Elle ne pense en permanence qu’à sa maudite sœur, elle se dit obsédée par elle ! Furieuse, elle nous parle d’une photo de mariage, qui trône dans le salon de sa fille, sur laquelle sa sœur figure en bonne place à côté des mariés, alors qu’elle – qui est quand même la mère de la mariée – se situe en périphérie, et est littéralement « coupée en deux » en marge de la photo !
N nous explique qu’elle n’a de cesse d’essayer de limiter l’influence de sa sœur sur sa fille, en cherchant, dans la mesure du possible, à l’éloigner physiquement, mais pour son malheur, sa fille adorée a développé une relation très complice avec sa tante, avec qui elle passe volontiers une soirée autour d’une bonne bouteille de vin… N essaie également de faire comprendre à ses proches à quel point sa sœur est une mauvaise personne et à quel point elle l’a fait souffrir tout au long de sa vie… Son mari la comprend et lui dit partager son avis, mais N nous explique que plus elle cherche à éloigner sa sœur de sa fille, et plus elles semblent devenir complices, plus elle cherche à expliquer à sa fille à quel point cette femme est foncièrement mauvaise et dangereuse, et plus sa fille prend la défense de sa tante !
Dans cette situation problématique complexe, qui implique plusieurs interactions entremêlées, la thérapie brève est, là encore, un modèle intéressant, car elle permet de réduire la complexité à travers une grille de résolution de problèmes rigoureuse : Qui est demandeur d’aide ? N. Quelle est sa plainte ? « Ma sœur a complètement envahi ma vie ! » Que fait-elle pour essayer de lutter contre cette situation ? Elle essaie de mettre en œuvre des stratégies pour réduire son influence sur sa famille et elle en parle en permanence avec ses proches… C’est donc sur ces tentatives de solution que l’équipe thérapeutique focalisa ses interventions.
Lors des premiers entretiens, nous avons commencé par amener N à moins parler de sa sœur avec son mari, en lui faisant remarquer : « Si nous comprenons bien, déjà que votre sœur, cette sorte de « coucou » vous gâche énormément la vie… à chaque fois que vous en parlez à votre mari, c’est un peu comme si vous l’invitiez dans votre salon, voir même dans chambre à coucher… » Nous sommes aussi parvenus à l’amener, progressivement, à percevoir le côté contre-productif de trop chercher à décrédibiliser sa sœur aux yeux de sa fille, « car cela revient à prendre le risque de passer pour une femme aigrie, jalouse et mesquine, et à faire passer votre sœur pour une victime innocente de sa vindicte ».
Après quelques séances, N nous présente une situation typique du type de problèmes qu’elle rencontre avec sa « maudite » sœur : suite à un concours de circonstances, elle a été amenée à organiser, chez elle, un repas de famille, auquel sont conviés, notamment, sa fille et son conjoint, ainsi que sa redoutable sœur. Depuis qu’elle sait que ce repas va se dérouler chez elle, elle n’en dort plus la nuit, car elle craint que sa sœur n’en profite, une fois de plus, pour « prendre toute la place », pour se mettre en avant et pour lui gâcher cette fête de famille dont elle se réjouissait tant… N essaie d’échafauder divers plans pour limiter la capacité de nuisance de sa sœur, et, essayer d’éviter notamment, tant que faire se peut, qu’elle ne se retrouve assise à côté de sa fille…
Sentant à quel point cette réunion de famille vient raviver la souffrance de N, nous la voyons aussi comme une opportunité qui pourrait lui permettre de se positionner différemment, vis-à-vis de sa sœur, pour la première fois en plusieurs décennies, et permettre ainsi à cette relation de commencer à se transformer… Mais, un tel repositionnement nécessiterait une attitude tellement à l’opposé de ce qu’envisage à ce stade N, que nous avons dû l’amener avec beaucoup de précautions. Voilà comment nous avons procédé : Nous comprenons bien que cette perspective d’accueillir votre sœur, ce coucou, chez vous pour cette réunion de famille vous préoccupe énormément et que vous vous demandez comment vous positionner… Nous aurions bien quelque chose à vous proposer, qui pourrait vous permettre de reprendre le contrôle de la situation, et de ne plus être le jouet de votre sœur… mais nous pensons que c’est encore trop tôt, que vous n’êtes pas encore prête, et que si nous vous le proposions, vous nous diriez : « Alors là non, tout sauf ça ! »
Cette entrée en matière en forme de défi et de freinage, visant à mobiliser la patiente, produisit l’effet escompté chez N, qui nous somma avec insistance de lui dire, tout de suite, ce qu’elle devait faire. Nous lui avons alors proposé de se comporter, elle, en souveraine clémente et généreuse lors du repas, et de réserver à sa sœur la place de choix, au centre de la table, à côté de sa fille, plutôt que de chercher à la reléguer dans un coin… « ainsi, vous montrerez à tous que vous n’êtes pas cette femme jalouse et mesquine mais bien celle qui maîtrise la situation et vous pourrez regarder votre ennemie en face, avec un grand sourire. » N suivit notre conseil, et revint à la séance suivante ravie de la façon dont s’était passée cette soirée, au cours de laquelle, nous dit-elle, sa sœur s’était comportée très agréablement et avait su, pour une fois, « rester à sa place »… Ce fut une phase décisive pour l’évolution de cette situation relationnelle rigidifiée depuis plus de 50 ans !
Là encore, c’est en s’intéressant aux interactions avec toutes les personnes impliquées dans la problématique que les thérapeutes purent amener N à se sortir progressivement sa sœur de la tête…
La situation suivante s’inscrit dans le cadre de la supervision d’une équipe éducative au sein d’un foyer pour adolescents. C, un jeune de 15 ans souffrant d’obésité morbide, a été placé dans ce foyer en raison de sa « toute puissance » et de sa violence… Outre le fait qu’il refuse systématiquement d’obéir aux directives de l’équipe, il se montre souvent menaçant avec les autres jeunes, qui subissent la situation et se soumettent à lui : d’un simple regard, ils lui cèdent la place sur le canapé devant la télé ou vont lui chercher la télécommande… L’équipe explique que les moments les plus compliqués sont les repas, car C s’installe alors en bonne place et se sert copieusement, directement dans le plat ou dans la casserole, alors que les autres jeunes subissent la situation et n’osent pas lui mettre de limites, ce qui alimente son sentiment de « toute puissance ». Comme le schéma l’indique en creux, pour pouvoir aider cette équipe à trouver des pistes de résolution de problème dans cette situation complexe – puisque ce sont eux qui souhaitent voir advenir un changement d’attitude chez C – qui refuse en bloc toute forme d’aide thérapeutique – le superviseur va devoir s’intéresser à ce qu’ils ont tenté de faire, en vain, pour résoudre le problème : Dès le début du placement, les éducateurs et éducatrices ont commencé à aborder avec C le fait qu’il allait falloir, petit à petit, commencer à rationner la nourriture, ce à quoi il leur a rétorqué avec agressivité qu’il avait « besoin de manger ». Les membres de l’équipe interviennent lorsqu’ils constatent que C tente de prendre le pouvoir, ils essaient de le cadrer, et aussi de limiter son alimentation, d’agir de façon équitable pour éviter que les autres jeunes soient lésés, notamment au niveau de la distribution des quantités de nourriture… La tentative d’un éducateur de restreindre sa prise de nourriture lors d’un repas a dégénéré en violence : C s’en est pris physiquement à l’éducateur et à deux autres jeunes…
Ce sont donc ces tentatives de solution qu’il fallait interrompre. Comme les problèmes étaient les plus importants au moment des repas, qui s’étaient transformés en véritables « bras de fer » entre C et l’équipe, c’est à ce moment-là qu’il fut proposé à l’équipe éducative de commencer à changer sa façon d’interagir avec C. En leur faisant remarquer que leurs tentatives actuelles avaient apparemment pour effet de renforcer C dans son sentiment de toute puissance, puisqu’il avait finalement toujours gain de cause, et les autres jeunes dans leur peur de ses attitudes menaçantes, je proposai à l’équipe la stratégie suivante : D’emblée, à chaque repas, servir C en premier et lui donner des rations doubles ou triples de celles des autres, en cadrant très fermement les choses avec tous les jeunes : « C a besoin de beaucoup manger, c’est important pour lui »… Cette nouvelle attitude de l’équipe coupa littéralement l’herbe sous le pied de C, qui, par exemple, lors d’une excursion en montagne, se retrouva avec trois barres chocolatées dans les mains au moment du pique-nique alors que les autres n’en avaient reçu qu’une seule, et, embarrassé, se mit à partager avec les autres jeunes…
Dans son accompagnement de C, l’équipe a par la suite appliqué cette façon de procéder à tous les autres domaines de la prise en charge. Que ce soit pour le rangement de sa chambre ou par rapport à son attitude au travail, tout est allé dans le même sens, mais a pris du temps. Ainsi, C n’était pas du tout preneur des moments de discussion ou des bilans de week-end avec son éducateur de référence. Parfois il refusait d’y participer, ou sortait et claquait la porte au beau milieu de l’entretien quand il était contrarié. Petit à petit, son éducateur de référence a arrêté de le prendre en entretien, en privilégiant les autres jeunes pour qui ces discussions comptaient. Il utilisait divers prétextes pour raccourcir ou déplacer les entretiens avec lui. Au bout de quelques mois, C commencé à être demandeur de ces moments de discussion, et vers la fin du placement, l’éducateur devait presque insister pour qu’il sorte au bout de l’entretien car il ne voulait plus que ça se finisse. L’éducateur de référence de C résume la dynamique interactionnelle en ces termes : « Plus tu pousses plus il résiste, plus tu le surprends et le clientélises, mieux il est. » En quelques mois C avait perdu 30 kilos et que ses manières relationnelles étaient devenues beaucoup moins brutales : « C’est encore un cheval sauvage, mais il nous donne beaucoup moins de coups de sabots ! » résume le directeur du foyer.
Dernière vignette… D, 12 ans, a des angoisses de mort depuis le décès soudain de sa tante, il y a trois ans… D évite, dans la mesure du possible, toutes les activités hors de la maison et se réfugie dans les jeux vidéo, car – explique-t-il à sa mère – s’il sortait, s’il allait par exemple jouer au foot avec son frère sur le terrain qui se trouve juste à côté de leur immeuble, il pourrait mourir ou s’étouffer… Suite à un choc électrique qu’il a reçu à l’école dans le cadre d’un cours de travaux manuels, les choses se sont aggravées. Il dit aussi souvent régulièrement à sa mère qu’il a des « chocs dans la tête », qui lui font mal… À l’école, les enseignants observent que D a de nombreux tics nerveux, et qu’il est très renfermé. Il refuse de faire certaines activités physiques ou manuelles, qui lui font peur, ou de se rendre dans certains lieux, et se plaint souvent de ces « chocs dans la tête » ou d’autres maux physiques… Ils appellent alors la maman, qui doit venir chercher son fils à l’école en urgence. Malgré leurs efforts, les enseignants ne parviennent pas à le rassurer… Ils ont donc alerté les parents sur la situation.
D a consulté de nombreux spécialistes, qui n’ont pas décelé chez lui de maladie physique… Il a en revanche été placé en centre thérapeutique de jour pendant deux mois, avec une réduction significative des contacts avec les parents, ce que toute la famille a très mal vécu, et qui n’a apparemment apporté aucun soulagement ni aucune solution. Un traitement de neuroleptiques a également été mis en place pendant plusieurs mois, et a finalement été arrêté, car il n’apaisait pas non plus les angoisses de D… Chaque rendez-vous chez la psychologue crée des drames, D pleure, supplie ses parents de ne pas y aller, et finalement, après plusieurs mois de suivi, puisque ça ne semblait pas l’aider, les parents ont décidé d’arrêter.
Dans une situation de ce type, toutes les approches « directes » avec D avaient échoué : consultations thérapeutiques, hospitalisation, prescription de médicaments psychotropes… autant d’attitudes des adultes qui confirmaient la fragilité de D, amplifiant encore sa peur de mourir…
Le thérapeute travailla donc, là encore à partir des tentatives de solution des parents, ici surtout la maman, qui était très mobilisable pour faire en sorte que son fils aille mieux, car terriblement inquiète En résumé, ses tentatives de solution allaient dans le sens de beaucoup discuter, expliquer, négocier les choses avec D, essayer de l’encourager, lorsque celui-ci refusait de faire telle ou telle activité car jugée par lui « trop dangereuse »… On a vu que les parents étaient également très protecteurs et allaient chercher D à l’école lorsqu’il avait ses crises et ses « chocs dans la tête »… autant d’attitudes qui confirmaient à D sa grande fragilité… Le mouvement stratégique, que la mère avait déjà partiellement initié au moment du démarrage de la thérapie, consista à se montrer plus exigeants au niveau des règles de vie à la maison (console de jeux seulement le weekend, lui demander de l’aide pour débarrasser la table…) et à ne plus discuter de ses angoisses avec lui : « Une des choses qu’il me semble que vous avez déjà comprises avec votre fils, c’est que trop discuter, trop expliquer, trop rassurer, c’est pas bon… Je vous invite donc à être le moins explicatifs possible, plutôt fermes, clairs et nets, pas de discussion… » Lorsque D exprima des réticences pour aller déjeuner à la cantine dans sa nouvelle école au lieu de se rendre chez sa grand-mère comme il en avait l’habitude, la mère répondit : « C’est comme ça, tu y vas, et après si ça ne va vraiment pas, on en rediscutera… »
J’invite aussi la maman à continuer pour le moment à aider son fils lorsqu’il semble être en difficulté, comme elle l’a fait jusqu’alors, mais d’être consciente, à chaque fois qu’elle vient à son secours, qu’elle lui envoie deux messages : un message d’amour, certes, mais surtout un message implicite qu’il est fragile et incapable de se débrouiller par lui-même (recadrage de la peur de l’aide). Ce message contribue donc activement à « abîmer » sa confiance en lui. La maman acquiesce, réfléchit, et réagit en me demandant si, selon moi, elle peut déjà commencer, parfois, à le laisser se débrouiller seul… je lui dis que oui, progressivement, si elle le sent, mais sans vouloir aller trop vite, car c’est seulement en affrontant des obstacles et en réussissant à les surmonter qu’il regagnera en confiance en lui.
Plutôt que de l’encourager à sortir de la maison, les parents furent invités à arrêter de l’exhorter et à observer sans intervenir comment il se comportait… Une attitude plus ferme, moins proche, moins protectrice, permit à D de recouvrer sa confiance en quelques mois… alors qu’il prenait de lui-même de nouvelles initiatives, d’abord modestes (aller promener les chiens dans le quartier…) puis plus importantes… Les parents devaient continuer à ne pas intervenir, à ne pas trop le féliciter, car cela aurait encore eu pour effet de souligner implicitement à quel point il était fragile… Lors de la réunion parents-profs du début de la nouvelle année scolaire, à la grande surprise des parents, les enseignants furent élogieux. Ils leur décrivirent un garçon participatif, agréable, attentionné avec les autres, toujours prêt à les soutenir et à les aider…
Certaines de ces histoires pourront paraître un peu « magiques » ou difficiles à croire, si l’on s’en tient à une vision individuelle et essentialiste des problèmes et si l’on oublie que notre caractère, nos émotions, nos comportements ne sont jamais que la qualité émergente des relations… En effet, dans notre culture, cette vision interactionnelle ne va pas de soi, elle nécessite un effort, une attention particulière, un décalage perceptif…
C’est probablement pourquoi, comme le disait Bateson, « il m’arrive encore parfois de me surprendre moi-même à croire qu’il puisse exister quelque chose… qui soit séparé d’autre chose ! »
Notes :
[1] À ce propos voir notamment l’article de Paul Watzlawick, John H. Weakland, Richard Fisch & Arthur Bodin « De certains thérapeutes familiaux marginaux », 1972, dans Watzlawick & Weakland, Sur l’interaction, Seuil, 1977.
[2] Lorsqu’en 1957, le psychiatre Don D. Jackson démissionne de l’association américaine de psychanalyse, il est l’un des premiers à transgresser l’interdit qui consiste à ne pas rencontrer en thérapie les membres d’une même famille.
[3] Le psychiatre Milton H. Erickson avait, pour son époque, une façon inhabituelle de pratiquer la thérapie. En 1973, Jay Haley, dans le titre qu’il donne à l’ouvrage qu’il consacre au travail de Milton Erickson, ne parle-t-il pas d’une « Thérapie peu commune », « Uncommon therapy », étonnamment traduite en Français par « Un thérapeute hors du commun ».
[4] Erickson n’est pas le seul à avoir proposé cette hypothèse d’un inconscient « ressource ». On trouve également une conception du subconscient comme puissance bénéfique dans les travaux de William James (voir à ce sujet Dan Short, De William James à Milton Erickson, Satas, 2020) et de la psychothérapie américaine préfreudienne, comme ceux du révérent Elwood Worcester et du « mouvement Emmanuel ». À ce sujet, voir le livre de Nathan Hale, Freud et les américains, Les empêcheurs de penser en rond, 1971, p. 277.
Un article de Guillaume Delannoy, écrit avec la collaboration de Vania Torres-Lacaze, initialement publié dans le numéro 75 de la revue Hypnose et Thérapies brèves de novembre 2024.