1995 – Palo Alto – Californie.

« Tout ce que faisait Jackson était très innovant, et d’un autre coté sa formation était extrêmement orthodoxe, mise à part son affiliation avec Sullivan. Il était extrêmement curieux et il est probable qu’il passait beaucoup de temps à faire des recherches dans des livres, etc. Il avait une apparence très orthodoxe, et il pratiquait la thérapie en blouse blanche (comme un médecin). Il paraissait assez austère, et cela a probablement aidé à faire passer ses méthodes plus facilement. Une très bonne combinaison : il semblait casher, mais il ne l’était pas du tout. Don me rappelle Anatole France, qui disait adopter un mode de vie totalement conventionnel de telle façon à avoir une complète liberté dans ses écrits. » 1

Voilà en quels termes John H. Weakland se souvient de Don D. Jackson, l’un des psychiatres les plus influents de son époque, avec qui il collabora pendant près de 15 années.

Don D. Jackson

Don D. Jackson

Donald DeAvila Jackson est né le 28 janvier 1920, dans la ville industrielle d’Oakland en Californie, d’une mère d’origine portugaise et d’un père voyageur de commerce pour une firme pharmaceutique. Il termine ses études secondaires à l’âge de 16 ans, et, après avoir passé six mois en Australie, commence ses études de médecine à l’université de Stanford en 1937. Il s’oriente vers la psychiatrie et s’intéresse à la psychanalyse et aux travaux de Milton H. Erickson et Lawrence Kubie sur l’hypnose. Ces derniers ont notamment co-signé plusieurs articles sur la pratique de l’hypnose dans la revue Psychoanalytic Quarterly entre 1938 et 1941. Jackson termine ses études de médecine et de psychiatrie et publie son premier article sur l’utilisation thérapeutique de l’hypnose en 1944.

En août 1947, après avoir passé deux ans à se spécialiser en neurologie dans l’armée américaine, Jackson entre à la célèbre clinique psychiatrique de Chestnut Lodge dans le Maryland, où il travaille avec des patients considérés comme « schizophrènes » et suit une formation psychanalytique à Washington sous la direction de Harry Stack Sullivan et Frieda Fromm-Reichmann. Ces deux psychiatres sont parmi les premiers à avoir commencé à penser la maladie mentale, et notamment la schizophrénie, en termes interactionnels.

Sullivan, qui définissait la psychiatrie comme « l’étude du comportement interpersonnel », considérait qu’« une personnalité ne peut jamais être isolée du complexe des relations interpersonnelles au sein desquelles la personne vit ». Il est l’un des psychiatres les plus connus de ce que l’on a appelé « l’École de Washington », qu’il contribua à fonder en 1936. Les représentants de cette école cherchèrent dès cette époque à créer des liens entre la psychiatrie et les sciences sociales. Sullivan insistait sur le fait que le thérapeute est toujours à la fois un participant et un observateur et mettait l’accent sur les comportements directement observables dans le domaine interpersonnel plutôt que sur les « structures psychiques » internes au sujet. Dans Communication et Société, Gregory Bateson considère que :

« L’accent mis par Sullivan sur le phénomène de l’interaction fait clairement partie de la défense de l’homme contre la pensée plus ancienne, plus mécaniste, qui le voyait tellement lourdement déterminé par sa structure psychologique interne. » 2

Frieda Fromm-Reichmann, suppose quant à elle dès la fin des années 40 que la schizophrénie pourrait être le produit d’une relation faussée entre la mère et l’enfant, et propose dans un article publié en 1948 l’expression de « mère schizophrénogène ». Pour elle :

« Le schizophrène est douloureusement méfiant et rancunier à l’égard des autres personnes, en raison de la fausseté et du rejet qu’il a subi de la part de personnes importantes dans sa petite enfance et dans son enfance, en règle générale, principalement d’une mère schizophrénogène. » 3

Ces théories, très culpabilisantes pour les mères, ont influencé la thérapie familiale à ses débuts, mais les choses évoluèrent ensuite progressivement grâce à l’adoption d’un point de vue interactionnel, circulaire, qui permit de sortir de cette conception causale linéaire. Frieda Fromm-Reichmann fut également l’une des premières psychiatres à faire l’hypothèse que les communications des individus les plus gravement perturbés pouvaient être prises dans un sens métaphorique si l’on comprenait le cadre de référence du patient.

En avril 1951, Jackson retourne en Californie, où il devient vite un psychothérapeute très apprécié dans la région de Palo Alto. Bien qu’il continue alors à se faire superviser par l’institut psychanalytique de San Francisco, il éprouve de plus en plus de difficultés à respecter l’interdit d’avoir des contacts avec les familles de ses patients, comme le recommande l’approche psychanalytique à l’époque. Alors que Sullivan travaillait avec des patients de manière individuelle, inférant le fait que leurs symptômes pouvaient être expliqués par les interactions familiales de leur passé, Jackson, quant à lui, s’intéresse principalement aux interactions actuelles du patient avec ses proches. Jackson raconte :

« J’ai commencé à m’intéresser à la thérapie familiale quand je suis passé de Chestnut Lodge à Palo Alto, qui est une petite ville universitaire. Je ne pouvais pas éviter les proches ; et cela mena à beaucoup de résultats surprenants, et pas toujours très agréables… J’ai commencé à m’intéresser à la question de l’homéostasie familiale, qui semblait être la plus forte dans les familles où un patient schizophrène pouvait vivre à la maison. S’il suivait une psychothérapie et qu’il en tirait profit, tout mouvement de sa part provoquait habituellement toutes sortes de perturbations à la maison… Quoi qu’il en soit, j’ai commencé à recevoir les parents des patients… et puis finalement les patients avec leurs parents. » 4

Dès 1952, Jackson commence également à étudier les familles d’enfants considérés comme « névrosés » et « autistes » à la clinique Langley Porter de San Francisco. En janvier 1954, à l’occasion d’une conférence organisée par Frieda Fromm-Reichmann, Jackson présente au Veterans Administration Hospital de Menlo Park, où travaillent à l’époque Gregory Bateson et son équipe, une communication intitulée « La question de l’homéostasie familiale », où il applique les concepts de milieu interne et d’homéostasie à l’étude de la famille :

« Le terme d’homéostasie familiale a été choisi sur la base des travaux théoriques de Claude Bernard et Walter Cannon. Il souligne bien, en effet, la relative constance de l’environnement interne, une constance maintenue – au vrai – par tout un jeu de forces dynamiques. » 5

La portée de ce concept d’homéostasie familiale lui semble essentielle pour la pratique des psychiatres :

« Le thème de l’homéostasie familiale (…) révèle un problème pratique que presque tous les psychiatres rencontrent : quel effet aura sur la famille de ce patient le fait qu’il soit en psychothérapie ? » 6

Il y souligne également la grande complexité des systèmes humains :

« L’image incroyablement complexe que l’on obtient en étudiant les interrelations familiales peut être comparée à ce que sont pour les mathématiques les relations mutuelles entre des corps en mouvement. Considérer simultanément plus de trois corps est encore aujourd’hui une tâche insurmontable pour l’esprit humain. » 6

Sa description de la famille comme un système homéostatique, qui maintient un certain équilibre dynamique par des mécanismes de « feedback négatifs », séduit Bateson, qui vient justement de participer aux célèbres Conférences Macy sur la cybernétique, qui se sont tenues de 1946 à 1953. C’est donc suite à cette présentation que Bateson l’invite à rejoindre son projet sur l’étude des paradoxes dans la communication, où Jackson remplace, en tant que consultant, le psychiatre William Fry, qui vient d’être enrôlé dans la marine, et rejoint John H. Weakland et Jay Haley, les deux membres permanents de l’équipe.

A la fin de sa vie, Jackson reviendra sur cet événement et déclarera :

« À partir de ce moment, je me suis plus rapproché des sciences sociales que de la psychiatrie. Et je ne l’ai jamais regretté. » 7

C’est surtout à Jackson que l’on doit la publication, en 1956, de « Vers une théorie de la schizophrénie », article co-signé avec Bateson, Weakland et Haley, où ils posent l’hypothèse de la « double contrainte » comme possible étiologie interactionnelle de la schizophrénie. Jackson considère alors que l’équipe a mis le doigt sur une approche révolutionnaire de la maladie mentale, fondée sur une épistémologie interactionnelle et sur l’identification précise des processus cruciaux qui contribuent à l’émergence de problèmes dans le fonctionnement des familles.

En 1957, Jackson démissionne de l’association américaine de psychanalyse et, en novembre 1958, il crée le Mental Research Institute à Palo Alto dans le but de commencer à appliquer les découvertes du groupe Bateson sur la « double contrainte » à la psychothérapie. Le MRI, qui est dans un premier temps une section de la Fondation pour la Recherche Médicale de Palo Alto, avant de devenir autonome en 1963, est l’un des tout premiers établissements où l’on pratique, étudie et enseigne ce que l’on appelle à l’époque la « psychothérapie menée conjointement avec les familles ».

Jackson en consultation avec une famille

Au départ, le MRI emploie un psychiatre, Jules Riskin, une travailleuse sociale, Virginia Satir, ainsi qu’une secrétaire. En 1961 Jackson reçoit, avec Gregory Bateson, le prix Frieda Fromm-Reichmann récompensant les professionnels ayant permis une meilleure compréhension de la schizophrénie. Cette même année, il engage au MRI les psychologues Paul Watzlawick et Janet H. Beavin.

Probablement inspiré par le travail de Milton H. Erickson et de John Rosen, Jackson est l’un des tout premiers cliniciens à utiliser la « prescription de symptôme », enjoignant par exemple à des patients « paranoïaques » de se méfier davantage. Il découvre que ces prescriptions prennent la forme d’injonctions paradoxales qui ont une structure comparable à celle de la « double contrainte ». En 1962, dans un autre article co-signé avec ses trois co-auteurs du célèbre article de 1956, « Une note sur la double contrainte », Jackson résume ainsi leur parti-pris méthodologique :

« Quand nous étudions l’activité des individus (ou d’autres organismes), nous nous intéressons toujours à la façon dont un comportement peut être une réponse à des communications observables chez d’autres personnes et comment, à son tour, il communique quelque chose. » 8

Jackson propose alors à Bateson d’intégrer son projet sur les paradoxes au sein du MRI, mais Bateson refuse son offre, ne souhaitant pas que son psychiatre consultant devienne son directeur. À l’été 1962, le « projet Bateson » se termine et Jackson recrute au sein du MRI ses deux collègues John H. Weakland et Jay Haley. La même année, il fonde avec ce dernier et avec le psychanalyste new-yorkais Nathan Ackerman, la première revue de thérapie familiale, Family Process. Au même moment, le MRI obtient un subside important de l’Institut National de Santé Mentale (NIMH), le premier de ce type aux États-Unis, pour la formation en thérapie familiale. Jackson voyage, parle et écrit beaucoup sur la thérapie familiale, alors que Jay Haley dirige Family Process et travaille avec Jules Riskin sur l’interaction verbale au sein des familles, que Paul Watzlawick étudie avec Janet H. Beavin des sessions enregistrées, et que Virginia Satir se charge de la formation des thérapeutes. Bateson, quant à lui, quitte la Californie en 1963 pour aller étudier la communication chez les dauphins aux Îles Vierges.

John Weakland décrit l’habileté clinique de Jackson dans son travail avec les familles de la façon suivante :

« Il était capable de travailler avec plusieurs membres d’une famille en même temps. Il pouvait faire passer un message avec lequel chaque personne dans la pièce était d’accord, car chacun l’interprétait à sa façon (même les personnes qui avaient des positions antagonistes quittaient la séance avec le sentiment que Jackson était d’accord avec eux). Par exemple, lorsqu’une personne disait quelque chose, il répondait « Oui », et tout ce qui suivait était en complète contradiction avec ce que la personne avait dit. C’était sa façon à lui de faire des recadrages, jamais « oui… mais », toujours « oui… et ». » 9

En 1964, Jackson publie Myths of Madness: New Facts for Old Fallacies. Il continue notamment à y développer la perspective interactionnelle :

« La famille étant un système, le comportement de chacun influence et est influencé par le comportement des autres. Sans aucun doute, les enfants sont autant concernés que les parents, et bien que les parents constituent des modèles pour le comportement de l’enfant, le comportement de l’enfant contribue à renforcer le comportement parental. » 10

Myths of Madness – publié en 1964

Il y examine de façon critique les différentes hypothèses étiologiques des « troubles mentaux », terme qu’il préfère à celui de « maladie mentale » :

« Vous remarquerez que, dans ce livre, les désordres mentaux et émotionnels ne sont pas qualifiés de « maladies », mais de « troubles ». Ce changement est le résultat de la prise de conscience récente parmi les psychiatres et les autres spécialistes du comportement, que leurs patients ne sont pas malades au sens habituel du terme. » 7

Il s’interroge également sur la notion de « normalité » :

« Puisqu’il semble aisé de détecter une personne « folle » par contraste avec une personne « saine », les personnalités semblent elles aussi faciles à classer. Mais ces distinctions faciles représentent seulement quelques pour cents, aux deux extrêmes du continuum entre santé mentale et trouble mental, et ne prennent pas en compte la majorité d’entre nous, qui nous situons quelque part entre les deux. » 7

Replaçant ces questions dans leur contexte socio-culturel, il souligne que :

« Dans une société compétitive et avide comme la nôtre, le fait de se comparer aux autres, de classer les personnes et les comportements, est très important. C’est aussi très important pour les personnes peu sûres d’elles-mêmes parce qu’elles peuvent ainsi qualifier leur comportement de bon, ou de « normal », plutôt que d’utiliser le qualificatif plus précis mais moins rassurant de « conventionnel » ». 7

En 1965, Jackson publie deux articles écrits en collaboration avec Janet H. Beavin : « L’étude de la famille », dans lequel il fait le bilan des études sur l’interaction au sein des familles menées durant les six premières années du MRI et « Les règles familiales : le quid pro quo conjugal ». C’est en septembre de cette année-là que le psychiatre Dick Fisch, qui a lui aussi rejoint l’équipe du MRI, lui remet son « Projet de pratique et d’évaluation de la thérapie brève ». Le centre de consultation ambulatoire proposé dans le projet ouvrira en 1967 au sein du MRI. Il s’agit premier « centre de thérapie brève » de l’histoire. Jackson n’y consultera qu’un seul patient. Fisch reconnaît sa dette à Jackson de façon très explicite :

« Comment Jackson influença-t-il le domaine de la thérapie familiale ? Comment Watts influença-t-il le moteur à vapeur ? Il le créa. D’autres ont depuis raffiné le moteur à vapeur pour en faire une meilleure machine, plus efficiente. Je dirais que c’est ce que Don a fait pour la thérapie familiale, il a établi cette discipline. D’autres ont entrepris de la raffiner. » 11

En 1967, Jackson publie, avec Watzlawick et Beavin, Pragmatics of human communication, A study of Interactional Patterns, Pathologies and Paradoxes, (étonnamment traduit en français par Une logique de la communication), dédié à leur « ami et maître » Gregory Bateson, ouvrage devenu depuis un grand classique. Dans un article publié la même année, Jackson précise les implications de sa vision interactionnelle et contextuelle :

« Nous considérons les symptômes, les défenses, la structure de caractère et la personnalité comme des termes qui décrivent les interactions typiques de l’individu, qui ont lieu en réponse à un contexte interpersonnel particulier, bien plus que comme des entités intrapsychiques. » 12

La même année, Jackson co-signe avec Alfred Haas, Bulls, Bears and Dr. Freud : Why You Win or Lose on the Stock Market, un livre qui examine les comportements liés aux investissements sur les marchés financiers.

Don Jackson meurt prématurément, le 29 janvier 1968, à l’âge de 48 ans. Les circonstances de sa mort restent encore aujourd’hui mystérieuses. Si John Weakland affirme qu’il est décédé « après plusieurs mois d’une maladie chronique », Jay Haley, dans une interview qu’il donne en juillet 1995 à la revue francophone Résonances, affirme au contraire que Jackson n’était pas malade et qu’il serait mort d’une overdose accidentelle de barbituriques dans une chambre d’hôtel, alors qu’il revenait d’une conférence.

Les deux tomes de son livre Human communication : Communication, Family & Mariage (vol. 1) et Therapy, Communication & Change (vol. 2) sont publiés la même année de façon posthume. En 1969 est publié The Mirages of Marriage, ouvrage co-signé par Jackson avec l’écrivain William J. Lederer et préfacé par Karl Menninger, l’un des psychiatres les plus influents de l’époque.

Don D. Jackson

Nous voudrions conclure cet article en donnant la parole à Don Jackson, qui partage, en conclusion de son livre Myths of Madness, une magnifique vision d’un avenir possible, libéré de l’idée de « normalité » :

« Le jour où il sera reconnu par tous que la « normalité » est un mythe, que l’humanité n’est pas divisible entre les personnes saines d’esprit et les fous, que le trouble mental n’est pas un ogre intraitable et inaltérable sans aucun lien avec la nature humaine ordinaire, nous regarderons l’avenir avec plus d’optimisme. Nous reconnaîtrons que l’être humain est fantastiquement adaptable (spécialement si on lui en donne l’occasion) et que la plupart des personnes apportent quelque chose à notre monde. Nous saurons que les hommes et les femmes, étrangers et voisins, ne sont pas « moins normaux » que nous ou « inférieurs » à nous – juste différents. » 10

Un article de Guillaume Delannoy

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