Université de la Sorbonne – Paris – années 90.
Grand et mince, le dos droit grâce au yoga qu’il pratique depuis de nombreuses années, Paul Watzlawick, qui a plus de 70 ans, s’adresse, en français, à son auditoire. Il partage ses conceptions de la réalité, du changement et de l’interaction, qui vont à l’encontre de tous les concepts fondamentaux de la psychiatrie et de la psychanalyse. C’est alors qu’il est vigoureusement attaqué verbalement par l’un des membres du public. Sans perdre son calme, Watzlawick écoute, puis répond à son « agresseur » :
« Vous avez tout à fait raison… de votre point de vue. »
Et Paul Watzlawick de poursuivre tranquillement sa conférence, sous un tonnerre de rires et d’applaudissements.
Paul Watzlawick est né le 25 juillet 1921 à Villach, dans le sud de l’Autriche. Sa mère, Emy, originaire d’Italie, est une personne très joyeuse et très créative. Ayant grandi bilingue, elle est très douée pour les langues. Le père, Paul senior, originaire d’une enclave germanophone en Tchécoslovaquie, est quant à lui un homme très sérieux, qui semble ne vivre que pour son travail. Pour des raisons liées à sa carrière, Paul senior déménage avec Emy, leur fils Paul et sa grande sœur Maria, pour aller vivre dans un quartier chic de Vienne, où la famille fréquente la bonne société intellectuelle de la capitale.
En 1928, avec le krach boursier autrichien, la succursale bancaire où travaille Paul senior est fermée, et ils se voient obligés de retourner en province, où le père de famille achète une compagnie d’autobus, qu’il est malheureusement obligé de vendre quelques années plus tard. C’est à ce moment-là qu’il s’effondre psychologiquement, et, au cours des années qui suivront, c’est la mère, Emy, qui, grâce à sa vitalité et à sa créativité, fera tenir la famille. Le jeune Paul découvre alors que les personnes ne réagissent pas toutes de la même manière lorsqu’ils subissent un « coup du sort ». A cette époque, Paul s’intéresse à l’astronomie et à la réparation des voitures et des cuisinières électriques. Ses proches le décrivent comme un enfant à la fois sérieux, réservé et solitaire, mais aussi créatif, curieux et plein d’humour.
En 1938, alors qu’il vient de finir ses études secondaires, il est enrôlé dans le Service du Travail du Reich (Reicharbeitensdienst) puis obligé de s’engager dans la Wehrmacht, où il restera sept années. D’abord affecté à un régiment de lutte anti-aérienne, au sein duquelle il est chargé d’effectuer des calculs balistiques, il occupe ensuite les fonctions de traducteur anglais-allemand. Watzlawick est contre la guerre et contre le régime hitlérien, comme il l’écrit à sa mère, et il se prend bientôt de sympathie pour les aviateurs anglais qu’il est chargé d’interroger. Il raconte que, vers 1940, le slogan clandestin « Erdäpfel oder Kartoffel ? » (Patates ou Pommes de terre ?) répondait à la propagande nazie qui déclarait aux populations soumises qu’elles avaient le « choix » entre « le national-socialisme » ou « le chaos stalinien ». Il finit par être arrêté par la Gestapo pour manque de respect au « Führer ». Lors de son arrestation et de ses interrogatoires, alors qu’il pense plusieurs fois qu’il va mourir, Watzlawick fait l’expérience de la force du moment présent, ce qui l’amènera tout au long de sa vie à s’intéresser au Zen et au Yoga. Il parvient heureusement à s’évader et est recueilli par les Britanniques. À la fin de la guerre, il est démobilisé en Italie et il entre dans les services de police criminelle de la ville de Trieste, où il travaille notamment sur des enquêtes concernant le vol d’œuvres d’art.
Paul Watzlawick
Lui qui avait voulu devenir médecin obtient finalement son doctorat en philosophie et en langues modernes (il en parle cinq) de l’université Ca’ Foscari de Venise en 1949, où il se passionne pour la philosophie du langage et pour la logique. Il s’intéresse à la pensée de Kurt Gödel, de Gottlob Frege, et surtout de Ludwig Wittgenstein. Paul Watzlawick considérait que le paradoxe était la « pathologie de la logique aristotélicienne » :
« Dès que l’on sépare le monde entre une catégorie de choses vraies et une catégorie de choses fausses, et que, en outre, une telle séparation est tenue pour totalement exclusive, le paradoxe est là. Beaucoup de théories qui clament une certaine « vérité », se détruisent d’elles-mêmes de façon paradoxale. Ainsi, au marxiste qui professe que les idéologies ne font que refléter les intérêts de ceux qui les professent, il peut être rétorqué que sa vision marxiste elle-même exprime au premier chef les intérêts économiques d’une classe, et que, par conséquent, ses prétentions à la vérité ou à la validité ne sont pas fondées. Il en va de même du freudien qui affirme que la philosophie de chaque individu est avant tout la conséquence des expériences qu’il a vécues dans son enfance… » 1
En 1949, Watzlawick est l’un des premiers à se former au Carl Gustav Jung Institut à Zürich et il est également parmi les premiers à y obtenir son diplôme de psychologie analytique en 1954. Après avoir obtenu un poste pour les Nations Unies en Italie et séjourné six mois à Bombay, où il rencontre Krishnamurti, Watzlawick enseigne la psychanalyse et la psychothérapie à l’Université nationale du Salvador entre 1957 et 1959.
En 1960, il se rend à Philadelphie car il s’intéresse au projet John Rosen, à l’Institute for Direct Analysis sur l’étude comparée de divers types de psychothérapie, et il enseigne alors au département de psychiatrie de la Temple University. C’est Albert Scheflen, l’un des membres de l’équipe de Rosen, qui lui fait découvrir les travaux du projet Bateson, et qui le présente au psychiatre Don D. Jackson en novembre 1960.
Jackson l’engage en 1961 au sein du Mental Research Institute de Palo Alto, où il va faire la connaissance de John H. Weakland, Virginia Satir et Jay Haley. Au contact de Jackson, de Milton H. Erickson, qu’il ne rencontre que deux fois, et de Gregory Bateson, les trois « géants », sur les épaules desquels il dit se jucher, Watzlawick abandonne rapidement sa pratique analytique. Il s’intéresse à l’époque aux publications de Ronald Laing et à la question de la double contrainte, en lien avec la théorie des types logiques développée par Bertrand Russell dans Principia Mathematica.
Paul Watzlawick
En 1964, il publie An anthology of human communication, petit ouvrage préfacé par Gregory Bateson, dans lequel il reprend plusieurs entretiens thérapeutiques conduits au MRI et montre comment certains concepts proposés par Bateson peuvent fournir des clefs pour les comprendre. Pendant ces premières années au MRI, Watzlawick et ses collègues tentent de développer des techniques pour rendre la psychothérapie plus efficace. Ils essaient de repérer certains « patterns » interactionnels entre les membres d’une famille, en demandant par exemple aux parents de se mettre d’accord entre eux sur le sens du proverbe « pierre qui roule n’amasse pas mousse » ou de répondre à la question « comment se fait-il que parmi les millions de gens qui existent dans le monde vous vous soyez rencontrés tous les deux ? » puis de l’expliquer à leurs enfants. Ils espèrent ainsi faire émerger certaines redondances relationnelles typiques du fonctionnement de ces familles.
En 1967, il publie Pragmatics of human communication, co-écrit avec Jackson et Janet H. Beavin, ouvrage dans lequel ils exposent un grand nombre des concepts fondateurs de la cybernétique, de la théorie des systèmes et de la théorie de l’information. Ils y énoncent ce qu’ils appellent les « axiomes de la communication », dont le célèbre :
« On ne peut pas ne pas communiquer » 2
Pragmatics rencontre un grand succès dans le monde entier, mais Bateson, à qui l’ouvrage est dédié, se refuse à leur écrire une préface, car il vit mal qu’un livre qui propose selon lui une vulgarisation de ses idées ait plus de succès éditorial que ses propres ouvrages. C’est cette même année que Watzlawick débute l’enseignement de la psychiatrie à l’université de Stanford et qu’il commence à travailler avec Dick Fisch et John H. Weakland au sein du Centre de thérapie brève du MRI.
Dans un premier temps, l’équipe conduit des entretiens avec des personnes dont la profession les force à résoudre régulièrement des problèmes, par exemple des barmen, des serveurs qui doivent se débrouiller avec des clients agressifs, des clients ivres, et qui parviennent à réaliser des choses remarquables. Ils interrogent des pilotes d’avion qui doivent faire face quelquefois à des comportements de grande panique, ou des policiers reconnus pour être capables de calmer des situations extrêmement dangereuses par l’humour. Mais ils n’aboutissent nulle part en utilisant cette façon de faire, les différents professionnels ayant beaucoup de mal à expliquer ce sur quoi reposent leurs capacités « hors du commun ». Les trois collègues passent également beaucoup de temps à essayer de comprendre les intuitions diagnostiques et les interventions thérapeutiques géniales de Jackson et d’Erickson, ce qui n’est pas chose facile. Ils décident alors de commencer à expérimenter de manière très empirique :
« Bien, alors essayons de voir des cas, l’un d’entre nous sera le thérapeute, les autres seront assis derrière le miroir sans tain, et nous essayeront de comprendre ce que ces personnes qui réussissent si bien font. » 3
C’est en 1974, les trois collègues du CTB publient Changements : paradoxes et psychothérapie. Ils y détaillent notamment le fonctionnement des injonctions paradoxales dans le contexte thérapeutique, notamment lorsqu’elles prennent la forme de « prescriptions de symptômes ». C’est l’ouvrage qui pose à proprement parler les fondements de l’approche systémique stratégique de Palo Alto. C’est à Paul Watzlawick que l’on doit la formule synthétique utilisée pour résumer le concept de « tentatives de solution » :
« Le problème, c’est la solution. »
Paul Watzlawick
En d’autres termes, ce sont bien souvent les tentatives que les gens mettent en place pour essayer de résoudre leurs problèmes qui malheureusement les aggravent. En 1977, Watzlawick et Weakland publient Sur l’interaction, dans lequel ils reprennent un certain nombre des principaux articles publiés par le MRI entre 1965 et 1974, dont plusieurs articles de Don Jackson. En 1978, Watzlawick publie Le langage du changement. Eléments de communication thérapeutique, dans lequel il continue à développer son explicitation des ressorts du langage thérapeutique paradoxal. Dans le cadre des travaux au sein du MRI, Watzlawick et ses collègues vont se retrouver chaque semaine pendant plusieurs dizaines d’années pour travailler ensemble à peaufiner la pratique de leur modèle de thérapie « brève ». A un étudiant venu se former à Palo Alto, et qui lui pose la question :
« Est-il problématique d’un point de vue éthique pour un thérapeute d’avoir pour prémisse que pour résoudre un problème important, il faudra nécessairement de nombreuses heures de thérapie ? »
Watzlawick répond :
« Si le thérapeute ne se fait pas payer à l’heure, alors non, pas du tout ! »
Et en 1976, Watzlawick se lie au physicien Heinz von Foerster qui, à l’occasion de la deuxième conférence organisée par le MRI à la mémoire de Don Jackson, a fait un exposé sur la portée des fondements du constructivisme radical sur la psychothérapie. La même année, il publie La réalité de la réalité, dans lequel il expose notamment la différence entre « réalité de premier ordre » et « réalité de deuxième ordre ». En 1981, Watzlawick publie un ouvrage collectif, L’invention de la réalité : contributions au constructivisme, avec von Foerster, Ernst von Glasersfeld, David Rosenhan, Robert Rosenthal et d’autres, dans lequel il décrit notamment le fonctionnement des phénomènes de « prophéties auto réalisatrices ». En 1988, il publie Les cheveux du Baron de Münchhausen, dans lequel il reprend deux articles tirés des précédents ouvrages. Les considérations de Watzlawick sur le constructivisme, qui dépassent de loin le seul champ de la thérapie, peuvent se résumer en ces termes :
« La croyance que notre propre vision de la réalité est la seule réalité est la plus dangereuse de toutes les illusions. » 4
Après la publication de La réalité de la réalité, Watzlawick traverse une période très sombre, hanté par l’idée du suicide, se posant la question du sens de sa vie. Et c’est peut-être en écrivant deux petits livres destinés au grand public, Faites vous-même votre malheur et Comment réussir à échouer, dans lesquels il prend un malin plaisir à prendre le contre-pied des ouvrages de développement personnel, qu’il trouva la force de transcender cette période difficile.
Faites vous-mêmes votre malheur
En raison de sa grande renommée, acquise à travers la publication de vingt-deux ouvrages, traduits en plus de quatre-vingt langues, Paul Watzlawick est invité par des professionnels du monde entier à présenter son travail dans différents colloques.
Dans les années 90, Watzlawick publie deux ouvrages co-signés avec Giorgio Nardone, qu’il a rencontré à Palo Alto en 1983, L’Art du changement et Stratégies de la Thérapie Brève, qui contribuent à la notoriété du Centre de Thérapie Stratégique d’Arezzo, qu’ils ont co-créé en 1987. La fin de vie de Watzlawick fut apparemment très douloureuse, notamment pour ses plus proches collaborateurs, car il fut forcé de quitter le MRI en 2006. Il souffrait de la maladie d’Alzheimer.
Paul Watzlawick meurt d’un arrêt cardiaque le 31 mars 2007, à son domicile de Palo Alto, à l’âge de 85 ans, laissant sa femme Vera, née Bettencourt, avec qui il n’a pas eu d’enfants.
D’une très grande érudition, Watzlawick fait de nombreuses références dans ses livres au travail de Karl Popper, d’Arthur Koestler, de Ludwig Wittgenstein, d’Alfred Adler, de Virgil Gheorghiu ou encore de Hans Vaihinger. Aux psychothérapeutes qu’il forme, il répète, en guise de mise en garde, la célèbre phrase de Robert Ardrey : « En nous efforçant d’atteindre l’inaccessible, nous rendons impossible ce qui serait réalisable. » Ce qu’il exprime ainsi en ses propres termes :
« Je sais personnellement, par une triste expérience, qu’en poursuivant des buts utopiques, on aboutit à des camps de concentration et à des charniers. A partir du moment où vous sacrifiez ce qui est possible à ce qui est désirable, vous vous engagez dans une voie inhumaine. » 5
Un article de Guillaume Delannoy