A partir d’une lecture interactionnelle des processus impliquant une personne considérée comme « paranoïaque » par ses proches ou par les professionnels de santé mentale, nous proposons, à travers plusieurs exemples cliniques, différentes façons de sortir des pièges communicationnels et relationnels susceptibles d’émerger dans ces contextes de méfiance et de suspicion « excessives ».
Dans la tradition des travaux de l’« École de Palo Alto » qui, depuis la fin des années 50, proposent une approche interactionnelle et constructiviste des problématiques de santé mentale, tant d’un point de vue étiologique que thérapeutique, cet article ouvre quelques pistes de réflexion et d’action aux professionnels de la relation d’aide et, plus largement, à toutes les personnes qui sont amenées à vivre ou à travailler avec d’autres personnes qu’elles considèrent comme « paranoïaques ».
Nous utilisons les guillemets pour souligner le fait que la catégorie « paranoïa » est pour nous une « réalité de deuxième ordre », à savoir une façon, parmi d’autres, d’interpréter un certain nombre de comportements observables pour leur donner du sens. La « paranoïa » en tant que telle n’est pas directement observable par nos sens, on ne peut pas la voir, la toucher, l’entendre. Le fait d’interpréter les comportements d’une personne particulièrement méfiante et suspicieuse en termes de maladie mentale n’est pas la seule façon de donner du sens à ses actes. On peut, comme nous allons le faire dans les lignes qui suivent, les interpréter à partir d’un cadre de référence interactionnel et choisir plutôt de s’intéresser aux processus et à la communication qu’à l’hypothèse de la « réalité objective » de la « paranoïa ».
Dans cet article, en nous appuyant sur plusieurs exemples, nous allons relever quelques pièges communicationnels et interactionnels susceptibles d’émerger dans des situations impliquant une personne considérée comme « paranoïaque » et d’ouvrir quelques pistes pour lui venir en aide. Car, au-delà d’un débat toujours possible concernant l’argument d’autorité de tel ou tel professionnel de santé mentale qui a posé un diagnostic de « paranoïa » sur tel ou tel patient en s’appuyant sur telles ou telles observations, sur le témoignage de tels ou tels proches et/ou sur tel ou tel manuel diagnostique et statistique de référence, nous proposons ici une réflexion à propos de l’impact qu’ont les catégories psychiatriques, dont celle de « paranoïa », sur celles et ceux qui les utilisent.
Imaginons par exemple qu’un psychiatre pose sur lui-même le diagnostic de « paranoïaque ». Peut-on considérer que son diagnostic soit correct ? Les personnes familières avec la notion de paradoxe verront rapidement qu’il s’agit là d’une proposition auto-référente qui prend la forme d’un piège logique : si son diagnostic est exact, et qu’il est bien « paranoïaque », on peut alors douter sérieusement de l’exactitude de son diagnostic, les personnes « paranoïaques » ayant tendance à voir des problèmes, des menaces, des ennemis là où il n’y en a pas (et parfois aussi à l’intérieur d’eux-mêmes). Donc, s’il dit qu’il l’est, c’est probablement qu’il ne l’est pas. Mais alors, s’il ne l’est pas, c’est que son diagnostic doit être fiable, et par conséquent, c’est qu’il l’est… et ainsi de suite, à l’infini… Et nul besoin que la personne soit psychiatre pour pouvoir être piégée dans un paradoxe de ce type. Ainsi, une personne qui commence à se demander si elle n’est pas en train de devenir « paranoïaque », par exemple en raison de certaines réflexions qui lui ont été faites par ses proches ou par des professionnels de santé, peut se retrouver prise exactement dans le même piège. Car comment alors ne pas douter de ses propres perceptions, de ses propres constructions de la réalité, et notamment celle-là même qui lui fait penser qu’elle est peut-être « paranoïaque » ?
Certains diront que la solution à ce type de problème consiste à se tourner vers des professionnels de santé mentale qui seront en mesure d’aider la personne à tirer au clair cette épineuse question. Mais les choses ne sont malheureusement pas toujours aussi simples. L’un de nos patients nous raconta ainsi comment, après avoir mis fin à une psychothérapie avec une professionnelle qui lui avait tenu des propos « très bizarres », il avait commencé à avoir le sentiment d’être observé dans la rue, même menacé, peut-être par une sorte de secte. Troublé par ces sensations inquiétantes, il se dit qu’il y avait peut-être quelque chose qui ne tournait vraiment pas rond chez lui, et que ces impressions de menace pouvaient être causées par une maladie mentale. Il se tourna alors vers l’institution psychiatrique la plus proche et on lui prescrivit des médicaments psychotropes pour soigner ses pensées « paranoïaques ». Et voilà ce qui arriva : « Lorsque j’ai commencé à prendre ces médicaments, après plusieurs semaines, mes sensations de persécution n’ont pas du tout disparu, bien au contraire. J’avais toujours le sentiment que les gens m’observaient, qu’ils parlaient de moi dans mon dos. Si j’avais eu une maladie mentale, les médicaments auraient logiquement fait effet et auraient fait disparaître ces impressions de danger. C’est donc à partir de ce moment-là que j’ai su que c’était vrai, que j’étais effectivement menacé ! »
Cet exemple illustre une des façons, parmi tant d’autres, dont les interactions entre la personne « paranoïaque » et les autres peuvent contribuer à alimenter encore plus sa méfiance. Un autre cas de figure, bien plus fréquent, a été décrit par le sociologue Erving Goffman, dans les situations d’internement psychiatrique non-volontaires, où la personne peut avoir, souvent à juste titre, le sentiment qu’une coalition s’est formée contre elle pour obtenir son internement. Goffman décrit les choses ainsi : « Souvent le malade se rend à la consultation en ayant le sentiment d’avoir en celui qui l’accompagne un égal tellement attaché à lui que la présence d’une tierce personne ne peut fondamentalement altérer leur relation. C’est même là une des caractéristiques fondamentales des relations intimes dans notre société. Mais, dès l’arrivée au rendez-vous, le malade prend brutalement conscience que lui et son parent ne sont pas investis des mêmes rôles et que, selon toute vraisemblance, il existe entre son accompagnateur et le spécialiste une entente préalable qui joue contre lui. » Goffman raconte avoir lu le dossier d’un homme qui prétendait avoir cru qu’il menait lui-même sa femme voir le psychiatre et s’être aperçu plus tard que c’est elle qui avait tout arrangé. En outre, Goffman souligne que le sentiment de trahison de la part d’un proche parent est encore amplifié par la présence de témoins, et que les tentatives de convaincre le patient que ces démarches en sous-main ont été entreprises pour son bien ne font souvent qu’augmenter son amertume et sa défiance à l’égard de ses proches et des professionnels concernés. Dans un tel contexte, qui ne serait pas sur ses gardes ? Et ces personnes n’ont-elles pas de « bonnes raisons » de se méfier d’autrui ?
Paul Watzlawick décrit la manière dont certaines personnes, dans un processus de prophétie auto-réalisatrice, ont tendance à se comporter de telle façon à confirmer leur conviction, et, par leur manière d’entrer en relation avec les autres, se retrouvent finalement bel et bien entourées d’ennemis : « Quelqu’un suppose, pour une raison quelconque, qu’on ne le respecte pas ; et il a, à cause de cette supposition, un comportement tellement hostile et méfiant, et il manifeste une telle hypersensibilité qu’il provoque chez les autres un sentiment de mépris qui lui « prouve » sans cesse que sa profonde conviction est vraie. » Il raconte notamment l’histoire de cette femme âgée, qui vient consulter son psychiatre en se plaignant du fait que son fils et sa belle-fille, qui vivent près de chez elle, ont installé des caméras cachées dans son appartement pour la surveiller. Le psychiatre propose un rendez-vous au couple et leur fait part du fait que leur mère souffre probablement d’un trouble de type « paranoïaque ». Et les enfants de renchérir en s’exclamant : « Oui, oui, nous avions bien remarqué, et cela nous inquiète d’ailleurs vraiment beaucoup ! Nous pensons qu’elle pourrait se mettre en danger, et, du coup, nous avons installé des caméras cachées dans son appartement pour la surveiller… »
La question qui se pose est de savoir comment entrer en relation avec une personne qui a développé une tendance à se méfier quasi-systématiquement des autres êtres humains (dont elle-même), et cela de façon à lui permettre progressivement d’apprendre à entrer en relation d’une façon moins « rigide » ou moins « problématique » avec ses semblables… Si l’on adopte une perspective systémique et stratégique, c’est à dire que l’on s’intéresse aux processus de communication entre la personne « méfiante » et ses proches, on aura rapidement repéré certaines grandes tendances qui pourront nous aider à nous positionner dans notre relation avec elle.
De façon quasi générale, les autres (souvent les proches) ont commencé par essayer de raisonner la personne, de la rassurer, de lui dire qu’elle n’avait rien à craindre, qu’elle n’avait aucune raison de se méfier ainsi, et que c’était elle qui « exagérait » les choses, qui était trop « sur la défensive ». Autant de tentatives d’apaiser l’autre qui, si elles sont relativement courantes n’en sont pas moins la plupart du temps inefficaces une fois que le processus est enclenché…
Dans le meilleur des cas, la personne « méfiante » ne se sentira tout simplement pas comprise par ses proches, ayant elle-même fait l’expérience de la dangerosité de ses congénères à de nombreuses reprises. Dans le pire des cas, elle trouvera même dans tous ces messages « rassurants » autant de raisons de se méfier davantage. Ainsi ce patient persuadé d’être sur écoute et menacé par un système technologique très sophistiqué capable non seulement d’entendre toutes ses pensées mais également de prendre le contrôle de l’esprit des autres êtres humains autour de lui et à qui ses parents répétaient sans cesse : « Mais arrête, tu délires, ça n’existe pas tout ça ! », lui « prouvant » que le système de surveillance avait pris le contrôle du cerveau de ses parents… Lorsque nous travaillons avec les proches d’une personne qui présente des pensées de ce type, l’une des premières interventions consiste généralement à leur faire arrêter ce type de discussions , qui ont généralement pour effet paradoxal « d’alimenter le délire » de la façon décrite ci-dessus.
Les professionnels auront pour leur part généralement tendance à tenter des interventions plus indirectes, en posant des questions du type « Quand avez-vous commencé à croire cela ? », « Qu’est-ce qui vous permet d’être certain de cela ? » « Et lorsque vous en avez parlé avec vos collègues, avez-vous remarqué qu’ils vous ont regardé bizarrement ? » ou « Pourquoi pensez-vous que vous vous êtes retrouvé interné dans cet hôpital psychiatrique ? » Ces différentes approches, certes moins explicites et directes que celles des proches, n’en restent pas moins des façons de qualifier les perceptions de la personne comme le produit d’une maladie mentale et de chercher à l’amener à reconnaître la nature déraisonnable de ses croyances. Elles ont par conséquent bien souvent le même effet que les disqualifications directes du discours, voire parfois même pire, car les différentes précautions prises par les professionnels donneront souvent le sentiment à la personne qu’on la « prend avec des pincettes », ce qui ne manquera pas, là encore, d’éveiller une certaine suspicion.
Le message implicite du discours reste exactement le même que celui, parfois exaspéré, des proches, envoyant la même injonction : « Vous devriez remettre en question ces idées ! ». Que les personnes le disent directement ou qu’elles cherchent à le « faire découvrir » par le patient lui-même, nous restons dans un même mouvement, qui ne manquera pas d’être perçu par l’interlocuteur. Il est important de préciser cet aspect parce que parfois l’entourage, les proches comme les professionnels, peuvent avoir le sentiment d’avoir tenté de choses très différentes, et d’avoir épuisé le répertoire d’interactions possibles dans ce type de situation, mais après un examen plus précis, on se rend compte qu’il s’agissait d’une suite d’actions allant toutes dans le même sens.
Dans les formations que nous proposons aux professionnels de la relation d’aide qui travaillent avec des personnes ayant développé une propension à entretenir par leurs réflexions et leurs interactions avec les autres des processus de ce type, nous insistons sur le fait qu’il est très important de ne surtout pas chercher à les détromper, ou à essayer de les raisonner, même de façon très indirecte. Bien au contraire, nous aurons tendance à encourager la méfiance, y compris celle qui pourrait s’exprimer à notre égard, et cela afin d’éviter d’être pris au piège du processus classique dans lequel, plus la personne se méfie, plus les autres la rassurent, et plus elle se méfie, etc…
Le psychiatre Don Jackson fut parmi les tout premiers à utiliser cette approche, qui prend la forme d’une « prescription de symptôme », avec des patients extrêmement méfiants, au début des années 60. L’un de ses patients, un homme d’un peu plus de 40 ans, soutenait régulièrement à ses collègues qu’une organisation gouvernementale, la CIA ou le FBI, le surveillait, à tel point que ses supérieurs hiérarchiques finirent par lui demander de suive un traitement psychiatrique. Lors du premier entretien avec Jackson, après s’être présenté, le patient affirma qu’il était certain que le bureau de consultation était sur écoute. Au lieu de lui demander « qu’est-ce qui lui fait penser cela ? », Jackson s’exclama qu’il ne laisserait personne s’immiscer dans son travail avec ses patients et entreprit activement de chercher les micros dans tous les recoins de son bureau, en demandant l’aide du patient. Finalement, après de longues minutes de recherche, le patient finit par dire : « Dr. Jackson, oubliez cette histoire de micros et de FBI. Ce n’est pas ce qui me préoccupe le plus. J’ai besoin de vous parler de mon mariage, qui est en miettes… »
Les intuitions de Jackson continuèrent à être développées et expérimentées, notamment au sein du MRI, mais aussi par d’autres praticiens de l’approche de résolution de problème systémique et stratégique en Europe et partout dans le monde. Dick Fisch, le fondateur du Centre de Thérapie Brève du MRI raconte comment, face à un jeune patient qui lui demandait de lui prouver son identité en lui réclamant un document officiel, il lui en montra un, mais s’étonna ensuite que le patient se soit si rapidement satisfait d’un simple coup d’œil sur une carte d’identité. S’ouvrit alors une interaction dans laquelle le patient était sommé par Fisch de le convaincre de sa propre identité, ce qui eut le même effet que celui décrit dans la situation de Jackson.
On le voit, l’injonction qu’envoie la personne méfiante à son entourage est bien souvent « vous pouvez et vous devez me rassurer » et les tentatives de solution de l’entourage et des professionnels vont habituellement dans le sens « vous n’avez aucune crainte à avoir ! » Le mouvement stratégique consistera donc bien plutôt à dire à la personne « Vous avez de bonnes raisons de vous méfier ! », voire même, « Êtes-vous sûr de prendre suffisamment de précautions, de ne pas prendre les choses trop à la légère ? »
On pourra aussi déclarer que la méfiance exprimée par la personne sera très utile dans le processus thérapeutique, et qu’il est dès lors très important qu’elle reste sur ses gardes, son esprit critique étant une ressource essentielle pour que la thérapie se déroule au mieux. Cette façon d’utiliser la résistance permet de s’appuyer sur le potentiel de la situation et de la recadrer d’une façon constructive pour la personne.
A la suite du psychiatre Milton Erickson, nous considérons que « la première chose à faire en psychothérapie est de ne pas essayer de contraindre l’être humain à modifier sa manière de penser ; il est préférable de créer des situations dans lesquelles l’individu modifiera lui-même volontairement sa façon de penser » . Bien souvent, nos propositions à ces personnes iront donc dans le sens de leur proposer des « armes » pour les aider à « mieux se défendre contre leurs ennemis », ces « armes » étant généralement des stratégies relationnelles susceptibles d’induire des réactions différentes de la part de leur entourage, et de modifier ainsi la perception que nos patients ont de ces soi-disant ennemis. Dans la suite de cet article, nous allons nous appuyer sur plusieurs situations suivies au cours des dernières années dans nos centres de consultation de Liège, Paris et Lausanne, pour illustrer la façon dont nous abordons ce type de situations.
Situations cliniques
Une enseignante d’une trentaine d’années vient nous consulter, envoyée par son médecin traitant, qui vient de la mettre en arrêt maladie pour épuisement. Cette femme nous raconte qu’elle n’en peut plus des messages et des signaux que lui envoient, depuis près d’une année, son directeur et ses collègues afin de lui faire comprendre qu’elle doit lever le pied et travailler moins. Elle nous explique qu’étant très perfectionniste et soucieuse de ses élèves, elle s’est toujours surpassée pour offrir un enseignement de qualité mais que, dans ces conditions, cela devient de plus en plus difficile : Des dossiers disparaissent de son ordinateur, certains se transforment, elle est surveillée par sa webcam, par le rétroviseur de sa voiture, des messages lui parviennent aussi par la radio via certaines chansons ou par la télévision via certaines émissions… et tout cela vient de ses collègues et de son directeur inquiets pour elle d’un certain surmenage. Elle a eu beau aller les trouver, leur envoyer des courriels répétés pour leur expliquer qu’elle avait compris leurs messages, qu’ils devaient arrêter de les lui envoyer et se consacrer aux élèves qui en ont tant besoin, ces messages continuent à lui parvenir régulièrement et aucun de ses collègues n’a encore avoué qu’il était bien en train d’essayer de lui faire comprendre de penser à elle par messages TV, radio, etc… interposés. Elle exprime la volonté de reprendre le travail au plus vite, car cela lui ressemble tellement peu d’être en congé maladie. Mais elle voudrait reprendre en étant en pleine possession de ses moyens et, pour cela, elle aimerait faire cesser ces messages incessants et épuisants pour elle. Son mari, à qui elle parle chaque jour de cette situation, lui dit qu’elle se fait des idées, qu’elle ne reçoit pas véritablement de messages de ses collègues et que tout cela est « dans sa tête ». Cela crée de plus en plus de tensions dans leur couple. Son mari lève les yeux au ciel d’un air exaspéré à chaque fois qu’elle évoque le sujet…
Nous lui proposons, jusqu’à notre prochain rendez-vous, d’observer attentivement et de nous décrire de façon précise et exhaustive tous ces messages et signes qu’elle reçoit, de façon à ce que nous puissions l’aider à mieux comprendre comment, potentiellement, les faire cesser. Nous lui demandons également, dans la mesure du possible, et, comme cela n’a de toutes façons pas fonctionné jusque-là, d’arrêter d’aller trouver ses collègues pour leur demander de ne plus lui envoyer de messages. Nous lui suggérons enfin de cesser de parler de ce sujet avec son époux : elle ne parlera plus du problème qu’avec nous, dans le but de rechercher ensemble une solution constructive à cet épineux problème de messages.
Progressivement la croyance en la réalité de ces signes et messages s’est estompée chez cette dame, qui a fini par se dire qu’elle devait peut-être effectivement changer certaines habitudes de travail, penser un peu plus à elle et à se faire plaisir afin de pouvoir tenir le coup sur le long terme. Elle finit par admettre qu’elle avait tout simplement « craqué » et que le fait de « délirer » avait été pour elle une façon honorable de sortir de ce cercle vicieux qui la menait tout droit au « burn out ».
Que faisait cette dame pour essayer de résoudre son problème ? En parler, avec ses collègues et avec son mari. Que lui disaient ses collègues et son mari : « Mais non, personne ne t’envoie de messages ! » Est-ce que ces différentes tentatives fonctionnaient pour résoudre le problème ? Non. Dans cette intervention, nous n’avons fait que bloquer les tentatives de solution des personnes qui, en cherchant à résoudre ce problème, ne faisaient que l’alimenter.
On le voit, lorsque l’on effectue un décodage interactionnel, en termes de processus, la question de la « réalité » devient finalement secondaire par rapport au fait de soulager la souffrance. La personne reçoit-elle effectivement des messages, est-elle véritablement victime de harcèlement, subit-elle des brimades avérées ? Là n’est pas pour nous la question qui ouvrira des pistes de résolution de problème. En revanche, la question : « que fait cette personne et que font ses proches pour essayer de résoudre ce problème persistant ? » nous semble bien plus utile pour l’intervenant stratégique.
Partons d’un autre exemple, volontairement choisi pour son ambiguïté. Un homme d’environ 40 ans, que nous appellerons Richard, vient nous consulter car il vit une relation très compliquée avec un de ses collègues de travail. Richard est responsable d’une équipe de production et son collègue, Philippe, est le responsable qualité de l’usine. Le problème pour Richard est que Philippe prend un malin plaisir à lui faire en permanence des remarques désobligeantes, voire même humiliantes, et ce le plus souvent devant d’autres collègues. Au lieu de rester professionnel dans sa communication, il ajoute systématiquement des « piques » du type « J’ai fait l’audit de la semaine, et, comme il fallait s’y attendre, c’est ton équipe qui a le plus de problèmes de qualité ! » Philippe reprend constamment Richard sur son style, sur ses fautes d’orthographe, sur ses compétences managériales, sur sa ponctualité… Tout est pour lui occasion de moquerie… Et lorsque Richard, exaspéré, essaie de se défendre et d’expliquer à Philippe qu’il n’a pas à être désobligeant de cette façon, son collègue rigole et lui rétorque que justement si, c’est son rôle en tant que responsable qualité d’évaluer le travail effectué par Richard et ses équipes. Richard a même fini par en parler avec leur supérieur, le directeur de l’usine, pour que cela cesse enfin… mais rien n’y fait, les attaques de Philippe continuent à pleuvoir sur lui quotidiennement…
On peut se demander si Richard subit effectivement une forme de harcèlement de la part de Philippe, ou s’il n’est pas « trop sensible » ou un peu « parano ». Mais il est pour nous beaucoup plus intéressant de réfléchir au message que Richard envoie à Philippe lorsqu’il est confronté à toutes ces attaques. Et ce message est : « Tu dois arrêter de me rabaisser ainsi ! » Sur la base de cette lecture communicationnelle de la situation, nous avons proposé la chose suivante à Richard : « Pour mettre hors d’état de nuire ce terrible adversaire, nous allons vous proposer d’utiliser la technique qui consiste à « tuer le serpent avec son propre venin ». A la prochaine attaque de Philippe, vous allez lui tenir le discours suivant : « Tu sais Philippe, au départ, toutes tes remarques, toutes tes petites piques, je trouvais ça plutôt désagréable, mais en y réfléchissant bien, je me suis rendu compte qu’en fait, c’étaient des choses qui m’aidaient à progresser, à devenir un meilleur professionnel. J’aimerais par conséquent que tu continues à me faire ce genre de remarques, qui sont en fait autant de cadeaux ! » »
Richard revient quelques semaines plus tard et nous demande : « Vous faites de la magie blanche ? » Plutôt étonnés, nous lui demandons la raison de cette question. Il nous répond que le lendemain de notre rendez-vous, il s’est rendu au travail impatient d’enfin pouvoir jouer un joli tour à Philippe en lui coupant ainsi l’herbe sous le pied. Lorsqu’il est arrivé dans l’entrée de l’usine et qu’il a vu Philippe, il lui a envoyé un franc « Bonjour ! », en le regardant bien droit dans les yeux, espérant pouvoir en découdre au plus vite… Mais, au cours de cette journée et de toutes celles qui suivirent, son collègue ne lui fit aucune remarque désobligeante… Richard put par ailleurs observer que Philippe conservait sa tendance à la taquinerie et à la moquerie, prenant pour cible d’autres collègues, mais il a complètement arrêté de le viser lui… Nous avons alors proposé à Richard de rester sur ses gardes et d’attendre la prochaine pique de Philippe, qui ne manquerait probablement pas d’arriver, pour lui dire « Ah, enfin je retrouve mon Philippe ! Cela m’avait manqué ces dernières semaines de ne pas recevoir de petites remarques de ta part… Je m’étais même demandé si tu n’étais pas un peu souffrant… » A la troisième séance, qui eut lieu deux mois plus tard, Philippe n’avait toujours pas montré les dents, et le suivi put s’arrêter là.
Une jeune femme vient nous consulter parce qu’elle a remarqué que ses parents se comportaient avec elle d’une façon très bizarre, « comme s’ils n’étaient pas mes parents » dit-elle. C’est de cette manière précautionneuse qu’elle démarre la relation avec la thérapeute, tâtant le terrain avant d’aller plus loin. Ne voyant pas mettre en doute sa perception elle avance et explique que selon elle ses parents sont possédés – des extraterrestres, ou des zombies, elle n’est pas certaine de la nature exacte de l’entité qui a pris possession de ses parents – leur corps est toujours leur corps, mais à l’intérieur quelque chose d’autre est à l’œuvre, et elle a extrêmement peur qu’ils découvrent qu’elle le sait et qu’ils soient obligés de s’en prendre à elle, de la transformer elle aussi en zombie. Par ailleurs elle commence à se demander si parmi ses amis, ou à la fac, il n’y aurait pas d’autres personnes possédées.
Depuis que cette idée s’est infiltrée chez elle, elle tente de réduire leurs échanges au minimum, rase les murs en rentrant chez elle et passe de longues heures enfermée seule dans sa chambre, ce qui ne manque pas d’inquiéter ses parents, qui tentent de lui parler à travers la porte et de l’enjoindre à sortir et à communiquer avec eux – d’autant plus que la jeune femme avait fait un passage de quelques jours en psychiatrie lors de sa rentrée au lycée, suite à une bouffée délirante, disparue dans les journées qui ont suivi.
De nombreux stratagèmes ont été utilisés avec elle, mais le principal a été sans doute de la prendre au mot : comment ne pas leur donner l’indice de sa découverte ? Après réflexion elle dit : « Il faudrait qu’ils pensent que je n’ai rien perçu ». Nous lui avons demandé ce qu’elle ferait de différent si elle savait que ses parents avaient recouvré leurs corps et elle a alors énuméré le fait d’aller leur parler en arrivant de la fac, de dîner avec eux, de poser des questions sur les activités du week-end, enfin, de vivre comme elle le faisait avant. Nous l’avons alors invitée à faire « comme si » ils étaient à nouveaux ses parents, dans le but de se protéger au mieux en ne montrant pas ce qu’elle savait pertinemment, ce qu’elle a fait. L’arrêt des anciennes interactions d’évitement de sa part et d’inquiétude et de sollicitation de la part des parents a peu à peu diminué l’étrangeté qui s’était installée dans la relation, qui est revenue à la normale.
La directrice adjointe d’une administration est venue nous consulter car elle se sentait persécutée par sa nouvelle directrice générale, à tel point qu’elle soupçonnait même sa supérieure de l’avoir peut-être envoûtée par quelque maléfice vaudou (la directrice générale avait été en poste à la Réunion quelques années auparavant). En lui demandant d’arrêter d’en parler, de canaliser ses ressentis dans des lettres de colère et de déception, en l’amenant à prendre une position beaucoup plus « basse » avec sa supérieure, pour ne pas montrer qu’elle était « dangereuse » par son expérience et son efficacité dans sa fonction, et en soulignant que la magie noire atteint plus facilement celui qui se montre perméable, cette patiente a progressivement arrêté de donner à sa chef des éléments justifiant qu’elle s’en prenne à elle.
Le point le plus marquant est qu’en fin de thérapie, rétrospectivement, cette patiente a « compris » comment elle faisait pour se mettre dans ces situations douloureuses pour elle, où elle se faisait rejeter, malmener et persécuter – elle était « trop généreuse », allait trop vite vers les gens et tentait de les aider plus que de raison. La prescription finale fut qu’elle devait rester très méfiante, mais surtout vis-à-vis de ses propres penchants, et aller plutôt plus lentement dans les relations, ne pas avancer trop sans s’assurer que la personne en face faisait de même, et se donner le temps de déceler s’il s’agissait de quelqu’un de dangereux ou non avant de s’engager plus loin. L’idée qu’on pouvait lui vouloir du mal est restée, la différence étant qu’elle avait appris à développer des stratégies pour ne pas permettre que cela lui arrive à nouveau.
Nous voudrions conclure cet article en enjoignant nos lecteurs à ne pas prendre tout ce qui précède pour argent comptant, ou comme quelques trucs et ficelles facilement transposables avec toute personne « exagérément méfiante » ou « parano ». Les situations impliquant une personne étiquetée comme « paranoïaque » sont bien souvent très complexes et nécessitent d’être abordées avec beaucoup de prudence et de circonspection. Pour les besoins de l’article les vignettes cliniques ont été résumées et ne peuvent bien entendu pas rendre compte de toutes les étapes qui ont permis de créer une relation de confiance avec ces patients particulièrement méfiants.
Loin des recettes ou des protocoles soi-disant applicables à toute une classe de problèmes, nous vous invitons à toujours vous demander quel est le message que vous envoyez à cette personne particulière et à observer attentivement quel est l’effet produit sur elle par votre communication, qu’il s’agisse d’une situation de « paranoïa » ou de tout autre chose…
Article co-écrit par Guillaume Delannoy, Vania Torres-Lacaze et Annick Toussaint et publié en décembre 2019 dans le n° 243 de la revue Santé Mentale.