Jusqu’à notre prochaine rencontre, je vais vous demander de prendre le temps de réfléchir chaque jour à la question suivante : « Si vous étiez certain que, quoi que vous fassiez, quoi que vous tentiez, quoi que vous essayiez pour atteindre votre objectif, il ne se réaliserait jamais, que feriez-vous alors ? »
Pour avancer dans la vie, nous nous donnons, plus ou moins consciemment, des buts, des objectifs, qui orientent notre attention, notre communication et notre action. On le sait, même pour un maître zen, vivre sans aucun but est chose extrêmement difficile… Et pourtant, comme l’a abondamment montré Gregory Bateson, il arrive bien souvent que nos souffrances et nos problèmes soient justement nourris par ces « buts conscients » a priori louables, mais qui se referment parfois sur nous comme des pièges implacables !
Certaines personnes sont régulièrement mises en échec, ne reçoivent pas ce qu’elles pensent mériter ou ont le sentiment que le destin ou les autres leur ont fait subir des injustices criantes. Les uns ne parviennent pas à construire une relation de couple satisfaisante, à avoir un enfant, les autres à se réaliser dans leur travail, à arrêter de boire, à guérir d’une maladie grave… Et pourtant, ce n’est pas faute d’avoir consenti de nombreux efforts, d’y avoir longuement réfléchi, de s’en être donné les moyens… Sans succès, et la personne continue de souffrir…
Que faire face à une personne qui s’épuise à tourner en rond, encore et encore, dans ce type de processus ?
Que les attentes soient tout bonnement illusoires ou qu’elles soient rendues inaccessibles par les tentatives de solution mises en œuvre par la personne, le mouvement thérapeutique visera dans les deux cas un arrêt de tous ces efforts, qui alimentent la souffrance de la personne. Paul Watzlawick raconte l’histoire de ces singes qui se font prendre au piège de la gourde au fond de laquelle se trouve un fruit délicieux qu’il leur est impossible de faire sortir en passant par le goulot… plutôt que de lâcher le fruit et de pouvoir sortir leur main du piège, les singes restent sur place et se font attraper !1
Augmenter les choix
Le « comme si paradoxal » est une prescription qui peut être travaillée en séance et/ou proposée pour être effectuée entre les séances dans les situations où les personnes sont enlisées dans un processus fait de beaucoup d’attentes, qui leur font dépenser énormément d’énergie dans leur relation à eux-mêmes, aux autres et/ou au monde dans la poursuite d’objectifs qui restent néanmoins toujours inaccessibles. Un peu comme dans un cauchemar où plus la personne se rapproche, plus son but s’éloigne. Ce mécanisme se répétant inlassablement, la personne s’épuise et vit une frustration permanente, souvent accompagnée de colère, de culpabilité, de tristesse…
Pour sortir de ce processus douloureux, l’intervenant crée un contexte imaginaire, il propose une suspension temporaire de la perception que la personne a de sa situation problématique et ouvre ainsi de nouveaux possibles.
Une patiente arrive au centre de consultation envoyée par son psychiatre qui la suit depuis dix ans pour dépression chronique. Cette patiente raconte une vie entière faite de déceptions et de trahisons, notamment de la part de ses parents, de sa maman plus spécifiquement, qu’elle décrit comme complètement inadéquats pendant toute son enfance et son adolescence : alcooliques, constamment en état d’ébriété, négligents jusqu’à la maltraitance, la dévalorisant sans cesse. Elle fut pendant tout ce temps obligé de se gérer seule mais également de prendre soin d’eux… Arrivée à l’âge adulte, sa maman, abstinente, continue de la traiter en incapable, de la fustiger, tout en lui demandant régulièrement son aide et son soutien. Cette patiente n’a de cesse de s’efforcer de répondre aux attentes et aux pressions de sa mère avec l’espoir d’un jour être reconnue comme « une bonne fille » …
« Si vous saviez que votre maman, que ce soit par méchanceté, ou juste parce qu’elle en est incapable, ne reconnaitrait jamais que sa fille est une bonne fille, que feriez vous ? »
« Je ferais les choses pour moi-même et plus toujours en fonction d’elle, je ferais les choses comme j’en ai envie moi ! »
La première petite étape que cette patiente a franchie fut d’organiser l’anniversaire de son fils de deux ans exactement comme elle le souhaitait, elle, et non plus en obéissant aux injonctions de sa mère…
Comment amener cette prescription ?
Ce mouvement stratégique demande une très bonne relation et requiert beaucoup de prudence car parfois ces personnes réalisent que cet objectif remplissait toute leur vie et le vide que cela peut laisser s’ils l’abandonnent. L’intervenant devra pouvoir se montrer disponible pour accompagner cette étape du processus, qui peut parfois être très déstabilisante. A un certain soulagement peut se mêler beaucoup de tristesse, un sentiment de perte, jusqu’à ce que la situation évolue. Ainsi une patiente qui avait passé quarante années de sa vie à attendre en vain la guérison d’une maladie grave dont elle souffrait depuis l’enfance… et que nous avons invitée à réfléchir à ce qu’elle ferait si elle était certaine que la guérison n’adviendrait jamais. Elle revint après quelques semaines en nous disant :
« Etonnamment, c’est un soulagement de savoir que ce ne sera pas possible… Mais je suis aussi en train de me rendre compte que j’ai passé toute ma vie à coté de mes pompes, à attendre quelque chose qui n’arriverait jamais ! Avant, je laissais les médecins tout décider pour moi, en voulant mettre toutes les chances de mon coté pour guérir ; maintenant, je sens que je peux commencer à faire mes propres choix, à prendre mes propres décisions, à reprendre un peu le contrôle de ma vie. »
Pour préparer la personne à envisager ce changement de perspective, on peut parfois commencer à « semer » le « comme si paradoxal » au cours de l’entretien à travers des questions, des observations, des recadrages. La réaction de la personne nous permet de nous rendre compte dans quelle mesure elle est déjà « prête » à envisager la possibilité d’arrêter ses tentatives de solution. Ainsi, un patient venu nous consulter pour nous faire part de son incapacité à « faire le deuil » de son ancienne relation de couple malgré ses efforts et de sa difficulté à s’investir dans sa relation actuelle. A la question : « Et si vous étiez certain que vous n’arriveriez jamais à oublier votre ancienne compagne, que votre relation était tellement exceptionnelle que vous continueriez toujours à penser à elle et à l’aimer ? Que feriez-vous ? », il répondit : « Je pense que lorsque je vais emménager avec ma compagne actuelle, cela m’aidera à l’oublier. ». Une réponse de ce type nous indique que ce patient est réticent à abandonner son espoir – et cela se comprend – et qu’il a encore des options à examiner. On pourrait alors continuer à le questionner : « Et si même en vivant avec votre nouvelle compagne, vous n’arriviez toujours pas à l’oublier, que feriez-vous ? ».
On prépare également parfois le terrain en utilisant des reformulations qui soulignent tous les efforts qui n’ont, malheureusement, pas permis d’atteindre l’objectif:
« Donc si j’ai bien compris, depuis le début de votre relation de couple, les relations sexuelles avec votre mari n’ont jamais été satisfaisantes pour vous… Et malgré les cours de Tango, les stages de tantra, de yoga, de massage, les nombreuses lectures que vous avez faites sur la sexualité masculine et féminine, les heures passées à lui expliquer vos besoins, les secrets de votre anatomie, rien n’y a fait, le résultat est toujours aussi décevant ! ».
Il arrive que certains indices d’amélioration, même minimes, certaines exceptions au problème, continuent d’alimenter l’espoir de la personne. Il est important de pouvoir distinguer les éléments qui indiquent que la situation est effectivement en train d’évoluer favorablement des épiphénomènes qui ne se transformeront jamais en changement véritablement satisfaisant pour la personne. Ainsi, la patiente qui rencontrait des difficultés d’ordre sexuel avec son mari nous dit qu’en 15 années de vie commune, son mari et elle avaient pu faire l’amour merveilleusement à trois reprises : « C’est donc que c’est possible! ». Nous lui avons demandé : « Imaginons que, malgré tous vos efforts, vous n’obteniez qu’une fois tous les cinq ans en moyenne une relation sexuelle véritablement satisfaisante ? ».
Parfois, lorsqu’on demande à la personne les indices concrets qui alimentent son espoir, elle nous répond qu’elle est une personne optimiste, mais est bien en peine d’identifier sur quels éléments observables repose son optimisme… Plutôt que de proposer trop directement un « comme si paradoxal » dans des situations de ce type, on pourra inviter la personne à observer au quotidien tous les signes tangibles qui alimentent son espoir d’atteindre son but.
Lorsque l’objectif est un changement attendu chez quelqu’un d’autre : un conjoint, un élève, un enfant, un collègue…, l’attente peut être alimentée par les promesses de ce dernier qu’il va changer, qu’il va, par exemple, entreprendre un travail thérapeutique ou un coaching, ce qu’il faudra également prendre en compte.
La question du « comme si paradoxal » peut être formulée de différentes manières. Par exemple avec cette patiente qui faisait des régimes à répétition, en reprenant à chaque fois plus de poids, prisonnière du cycle infernal des restrictions sévères et craquages coupables. Elle se percevait de plus en plus comme quelqu’un dépourvu de volonté, incapable d’aller de l’avant dans une décision, et un processus dépressif s’était peu à peu installé. Elle n’osait pas évoluer professionnellement comme elle souhaitait et reportait même les petits projets qui lui tenaient à cœur comme de prendre des vacances en famille, en attendant d’arriver à un poids acceptable. Elle percevait néanmoins que ses enfants grandissaient, et qu’elle ne profitait pas de certains partages simples, et la façon dont la nourriture venait consoler cette frustration… Nous lui avons demandé :
« Imaginons que ce soir, pendant que vous dormez, un gaz étrange, venu d’ailleurs, inodore et incolore, s’introduise dans votre maison, et qu’en le respirant, il empêche tout changement dans de votre corps… quoi que vous fassiez, quels que soient vos efforts, quelle que soit votre alimentation, votre poids restera le même… comment vivrez-vous alors ? Pensez à cela chaque jour et notez ce qui vient pour que nous puissions en parler la fois prochaine ».
A la séance suivant madame nous dit que cela lui a été très pénible au départ d’imaginer qu’elle ne mettrait plus jamais ses beaux vêtements devenus trop petits. Et que plus elle y pensait et plus elle se disait que cela était inutile de les garder, et qu’elle a fini par faire un grand carton à donner. Au moment où elle l’a fait elle a ressenti un très grand soulagement, comme si elle pouvait commencer une nouvelle vie, sans attendre. Elle a alors aussi décidé de chercher de l’information pour une formation dans le but de se reconvertir professionnellement comme elle le souhaitait, et a ajouté également que si le poids de son corps ne bougeait plus jamais, elle irait à la piscine avec ses enfants, se baigner avec eux plutôt que de rester au bord à les regarder. Une nouvelle étape de la thérapie s’ouvrait.
Résultats de la tâche
Il peut arriver que parce que la personne arrête ses efforts acharnés, un certain résultat soit finalement atteint. Ainsi la situation de cette jeune femme habituée à faire des aller-retours en hôpital psychiatrique depuis 15 ans, et qui en voulait énormément à ses parents de ne pas l’avoir protégée des attouchements répétés de son cousin pendant son enfance. Elle avait suivi une thérapie à l’adolescence et avait confié pour la première fois ces actes à la thérapeute qui lui avait alors expliqué que c’était très grave, et que tant qu’elle ne le dirait pas à ses parents, et qu’ils ne s’excuseraient pas de leur défaillance, elle ne pourrait pas se reconstruire. Quand elle leur en parla, ils furent très surpris, et ils minimisèrent selon elle l’importance des évènements évoqués. Ce jour-là eut lieu la première d’une série de crises violentes qui se terminaient inéluctablement aux urgences psychiatriques. A chaque sortie de l’hôpital elle allait revoir ses parents pour obtenir cette réparation dont elle croyait avoir besoin pour guérir, et la famille se voyait alors prise dans ces visions qui ne pouvaient pas se rejoindre : pour les parents, elle était « folle », et c’était pour cela qu’elle montait en épingle ces évènements du passé, pour elle, c’était parce qu’ils ne reconnaissaient pas la gravité de ces événements qu’elle était « folle ». Nous lui avons alors demandé :
« Si, quoi que vous fassiez, jamais au grand jamais, vos parents ne seraient prêts à admettre ce qui s’est passé et leur responsabilité, que feriez vous alors ? ».
« Je prendrais de la distance. Je chercherais une colocation et je trouverais un travail. J’irais les voir moins souvent, je laisserais passer un peu de temps… » – comme autant de nouveaux objectifs pour la thérapie.
Nous avons ajouté une prescription de ne pas parler de ce sujet lorsqu’elle les verrait pour éviter de relancer les anciennes modalités de communication dont les résultats étaient tristement connus. Bien des mois plus tard, la relation était plus apaisée. Lors d’une visite, contre toute attente sa mère s’est approchée d’elle pour lui dire qu’elle était vraiment désolée que sa fille souffre de tout cela et qu’elle s’en voulait beaucoup de la situation.
En aucun cas l’intervenant ne doit viser un résultat comme celui-ci, il ne doit d’ailleurs viser aucun résultat spécifique, mais uniquement se centrer sur le fait de couper les tentatives de solution présentes, au risque sinon de se trouver prisonnier du même piège que le patient…
L’effet du « comme si paradoxal » est parfois qu’ayant renoncé à certains buts conscients, la personne puisse commencer à envisager de nouvelles perspectives – une nouvelle perception qui fait évoluer la situation. Un chef d’entreprise sollicite un accompagnement en raison de difficultés importantes avec ses équipes. Depuis plusieurs années il essaie de convaincre ses collègues qu’ils doivent à tout prix diversifier leur offre de produits pour assurer la survie de l’entreprise. Mais, ni ses patientes tentatives d’explication au départ, ni ses menaces par la suite, ni les commerciaux engagés pour soutenir ses propos, ni l’ingénieur en chef qu’il a tenté de rallier à sa cause, n’ont réussi à convaincre les employés du bureau d’études ou les ouvriers de l’atelier de l’importance de ces changements. Le prix à payer de cette vaine croisade était un climat dans les équipes toujours plus lourd et un sentiment d’aigreur et de déprime pour ce directeur énergique qui ne se reconnaissait plus et partait chaque matin au travail avec des pieds de plomb:
« Si vous saviez que malgré tous vos efforts pour les convaincre et les emmener avec vous vers de nouveaux défis, vos collaborateurs ne seraient jamais convaincus par la diversification, que feriez vous alors de différent dès demain ? »
« Alors… j’aurais besoin de votre aide pour réorienter ma carrière. J’ai besoin de défis… je mettrais mon énergie à développer une pratique de consultant externe… »
C’est dans cette direction qu’évolua l’accompagnement, avec des résultats plus satisfaisants pour lui.
En conclusion, que la personne finisse par obtenir le changement souhaité initialement – en y renonçant ! – ou qu’elle commence à envisager de nouvelles perspectives pour sa vie, le « comme si paradoxal », stratégiquement utilisé, habilement amené et soutenu par une relation respectueuse de l’écologie de la personne, peut produire un soulagement significatif et durable2.
Mais pour cela, l’intervenant doit lui-même avoir suffisamment de recul par rapport à la situation et de courage pour confronter la personne à ce qui n’était jusque-là pas envisageable pour elle.
Un article de Guillaume Delannoy, Vania Torres-Lacaze et Annick Toussaint, initialement publié en novembre 2018 dans la revue Hypnose et Thérapies Brèves n° 51.