Palo Alto, Californie – 15 septembre 1965.
Dans le mémorandum qu’il adresse à Don D. Jackson pour lui suggérer la création du premier Centre de thérapie brève au sein du Mental Research Institute de Palo Alto, le psychiatre Dick Fisch présente ses arguments de la façon suivante :
« Actuellement, la principale offre de traitement, voire la seule, en psychiatrie ambulatoire est la psychothérapie de longue durée. Et cela n’est pas seulement vrai pour les thérapeutes qui exercent à titre privé, mais aussi pour la plupart des cliniques ambulatoires. (…) Ainsi, il existe un besoin pour un établissement qui fournirait systématiquement une thérapie imaginative, bien planifiée et brève et permettrait en même temps une étude plus approfondie de l’efficacité de cette approche en général, et de façon plus spécifique des différentes techniques particulières employées. » 1
Pragmatisme, brièveté, efficacité, rigueur et imagination : les fondements de l’approche de résolution de problèmes systémique et stratégique apparaissent déjà très clairement dans ce document interne de l’époque. Mais qui en était donc l’auteur visionnaire, et qu’en est-il advenu ?
Dick Fisch
Richard (Dick) Fisch est né le 15 décembre 1926 au sein d’une famille juive, dans le quartier de Brooklyn à New-York. Selon Jean-Jacques Wittezaele, qui l’a bien connu, Dick Fisch, on ne sait pourquoi, avait très peu de souvenirs de son enfance. La seule chose dont il prétendait se souvenir et ne jamais pouvoir oublier était l’image de sa mère, magnifique, dans sa splendide longue robe blanche, descendant avec distinction et élégance les escaliers de leur maison à Brooklyn. Pendant des décennies, il la revoyait encore avec émotion et s’accrochait à ce merveilleux souvenir de son enfance, jusqu’à ce qu’un jour, il le raconte à sa mère vieillissante… Et là, elle lui dit :
« Mais Richard, qu’est-ce que tu racontes ? On n’a jamais eu d’escalier à la maison, nous habitions un appartement ! » 2
Dick fait ses études secondaires à la Bronx High School, où il dit avoir « appris à apprendre » et, entre 1945 et 1946, il sert comme infirmier dans la marine américaine. De retour à la vie civile, Dick étudie au Colby College dans le Main, où il est fortement influencé par son professeur d’anthropologie. Après avoir étudié cette discipline pendant une année à l’Université de Columbia, il commence des études au New-York Medical College, où il obtient son doctorat en médecine en 1953. C’est en 1955 qu’il épouse Joan Ackerman, avec qui il aura deux enfants, Amy et David, et dont il divorcera en 1963.
Dick Fisch imagine d’abord devenir chirurgien, mais il s’oriente finalement vers la psychiatrie. Après avoir effectué son internat au sein de l’hôpital Brookdale de Brooklyn, il devient résident en psychiatrie à l’hôpital Shepperd Pratt à Towson, dans la banlieue nord de Baltimore. C’est dans ce contexte qu’il est influencé par la vision interactionnelle de la psychiatrie de Harry Stack Sullivan, qui mena ses premières recherches dans cet hôpital. A cette époque, il est également instructeur clinique au sein de l’école de médecine John Hopkins de Baltimore.
En 1958, Dick Fisch part vivre en Californie, où il travaille d’abord dans plusieurs hôpitaux psychiatriques avant de devenir directeur adjoint de l’hôpital du Comté de San Mateo. Déçu par la psychiatrie traditionnelle, se sentant très isolé et traversant un processus de séparation douloureux avec sa femme Joan, il craint de sombrer dans la dépression et décide de faire appel à un thérapeute qui soit dans la mouvance de Sullivan. C’est dans ce contexte qu’il sollicite l’aide de Don D. Jackson, le directeur du Mental Research Institute de Palo Alto, qui, après trois séances avec lui, le réoriente vers son collègue Jay Haley. Ce dernier l’aide en quelques séances à résoudre ses problèmes psychosomatiques et de « dépression » grâce à l’hypnose.
Dick Fisch
En 1960, installé à plein temps comme thérapeute privé à Palo Alto et déçu par la pratique psychiatrique institutionnelle, il suit une formation en thérapie familiale avec Virginia Satir, et participe à plusieurs soirées d’initiation à l’hypnose proposées par John H. Weakland. L’année suivante, il rejoint l’équipe du MRI tout en poursuivant sa pratique privée.
En 1965, Fisch publie un article dans les Archives of General Psychiatry, intitulé « Résistance au changement dans les milieux de la psychiatrie », dans lequel il souligne le paradoxe de la forte résistance au changement qu’il constate au sein d’une profession qui consacre justement ses efforts à essayer de le provoquer.
C’est cette même année qu’il remet sa demande officielle à Jackson pour l’ouverture du premier Centre de thérapie brève (CTB) de l’histoire au sein du MRI. Don Jackson parvient à obtenir des fonds de la Lake B. Hancock Foundation et de la T.B. Walker Foundation pour financer les deux premières années de fonctionnement du projet, ce qui permet à John H Weakland, Paul Watzlawick et au jeune psychologue Arthur Bodin de rejoindre Fisch dans l’équipe de départ.
Les principales innovations du CTB consistent dans l’usage régulier d’une équipe de thérapeutes, dans l’enregistrement de toutes les séances, d’abord en audio, puis ultérieurement en vidéo lorsque la technologie le permit, afin d’encourager l’analyse des transactions et d’améliorer l’efficacité, dans l’usage du miroir sans tain, des échanges téléphoniques et des interruptions de séances permettant de consulter l’équipe d’observateurs et enfin dans l’offre d’un nombre limité de séances pour encourager la prise de responsabilité du client, comme du thérapeute.
En 1966, Dick Fisch épouse Carol Wiese, avec qui il aura deux enfants, Sara et Ben. La famille vit à Woodside, en Californie, jusqu’à leur divorce en 1988. Pendant cette période, Dick est membre d’une association équestre masculine, la Woodside Mounted Patrol.
En 1972, l’équipe du CTB publie un article dans The Book of Family Therapy, intitulé « De certains thérapeutes familiaux marginaux », dans lequel ils résument l’approche thérapeutique qu’ils ont développée. Ils y illustrent notamment la « prescription de la résistance » d’une façon humoristique en concluant l’article par une série de propositions concernant la façon dont le lecteur pourrait s’y prendre pour faire en sorte de rejeter ou de discréditer leurs idées.
Dick Fisch
En 1974, Fisch publie avec John H. Weakland et Paul Watzlawick, Changements, paradoxes et psychothérapie, et, en 1982, Tactiques du changement, co-écrit avec Weakland et Lynn Segal. Ces deux ouvrages posent les bases théorico-pratiques de l’approche de résolution de problèmes systémique et stratégique. Dans un article qu’il publie en 1982 sur l’influence de Milton H. Erickson sur la thérapie brève, Dick Fisch souligne le fait qu’ :
« Erickson passait beaucoup de temps et d’efforts pour obtenir une image assez détaillée du symptôme, du problème ou de la plainte et de la façon dont ils étaient vécus. » 3
Dick Fisch attachait lui aussi une grande importance à la définition « correcte » du problème des patients. Il considérait que si l’on avait dix séances à disposition avec un patient, on pouvait tranquillement passer neuf séances et demi à bien comprendre son problème et une demi séance à le résoudre. C’est notamment pour cette raison qu’il se plaisait à répéter que :
« Pour faire de la thérapie brève, il faut savoir prendre son temps ! »
Dans l’article de 1982, il raconte aussi le contexte de la découverte de deux des concepts fondateurs du modèle systémique et stratégique : le « client » et les « tentatives de solution ». C’est à l’occasion de leur travail sur une situation de « phobie scolaire » que Fisch et ses collègues du CTB découvrirent l’importance stratégique de l’interdiction des tentatives de solution.
Pendant vingt ans, Dick Fisch partage ses activités au MRI avec sa pratique privée et avec ses activités de psychiatre au sein d’un centre de détention pour mineurs du comté de San Mateo, le Hillcrest Juvenile Hall.
Dans les années 90, l’Institut Gregory Bateson, devenu représentant officiel du MRI en 1992, invite de nombreuses fois Dick Fisch en Europe francophone pour des séminaires de formation à Liège, Paris, Nantes, Lyon, Aix-en-Provence ou Toulouse. Grand amateur de vins français et féru de voyages, Dick Fisch se délectait de ces occasions de parcourir l’Europe et ses sites historiques. Ceux qui ont fait sa connaissance à l’époque se souviennent d’un superviseur incisif et plein d’humour, qui avait des opinions politiques très à gauche, adorait le chocolat noir, les films de Woody Allen (il avait lui-même pris des cours de théâtre) et se passionnait pour la pratique de l’aviation (il avait passé son brevet de pilote sur le tard).
En 1999, il publie avec sa collaboratrice Karin Schlanger Traiter les cas difficiles. Les réussites de la thérapie brève, livre dans lequel il illustre la manière dont l’approche systémique et stratégique peut s’appliquer aux problèmes « graves », tels l’anorexie, l’alcoolisme ou la psychose.
Jean-Jacques Wittezaele, qui a passé plusieurs années à Palo Alto à ses côtés et qui l’a par la suite accompagné dans ses voyages en Europe organisés par l’IGB, souligne son parti prix résolument pragmatique, qu’il partageait avec son collègue John H. Weakland :
« Il n’aimait pas la théorie et raillait parfois les analyses systémiques de Paul Watzlawick : il trouvait, par exemple, que les références à la « théorie des types logiques » et aux paradoxes – qu’il prononçait « pair o’ ducks » (paire de canards) – desservaient la pratique. » 4
John H. Weakland et Dick Fisch à Palo Alto en 1992
Dick Fisch prend sa retraite des activités du MRI en 2008 et meurt le 23 octobre 2011 à Redwood City, près de Palo Alto, à l’âge de 84 ans, après avoir souffert pendant plusieurs années de la maladie d’Alzheimer. Conformément à ses vœux, il n’y eut pas de cérémonie, et ses cendres furent dispersées dans l’océan atlantique.
Nous voudrions terminer cet article en citant Dick Fisch qui, lors d’une formation donnée à Palo Alto dans les années 90, parle de la dimension non normative et non pathologisante de notre modèle de résolution de problèmes, à laquelle il était particulièrement attaché :
« Contrairement à, dirais-je, la plupart des autres modèles de thérapie, nous n’avons pas, nous n’utilisons pas ce que l’on appellerait des « standards normatifs », standards de « santé mentale », de « maladie mentale », de « fonctionnement familial normal », etc… Au lieu de cela, nous nous intéressons à ce dont les personnes se plaignent. Ainsi, quelle que soit la façon dont une personne vit, ou dont une famille vit, aussi dégradée soit-elle, si personne ne se plaint de cette situation, alors, pour nous, il n’y a pas de problème. » 5
Un article de Guillaume Delannoy